I
maginez une page blanche… et puis plus rien… pas la moindre idée, pas le moindre personnage, pas la moindre intrigue… rien… juste ce blanc envahissant, omniprésent, et l'impression d'être à bout de souffle, au bord du gouffre… Quel écrivain n'a pas connu cette angoisse, cette sensation de vide absolu ? Une solution ? Bien sûr qu'il y a une solution. Il y a toujours une solution. Il suffirait d'une muse, pourquoi pas la jeune et tendre Calliope, qui inspira Homère en des temps reculés ? Oui, pourquoi pas elle, si belle, si triste, à jamais liée au destin des hommes et à leur plume… Leur plume et leurs chaînes, leur arrogance, leur égoïsme… Ceux-là qui, au lieu de séduire, d'enjôler, séquestrent et brutalisent… les hommes…
Imaginez une multitude de chats… petites créatures adorables… tranquillement allongées au coin du feu, profitant d'un bonheur insouciant… Mais qu'adviendrait-il si leurs maîtres, par quelque capricieuse envie ou par simple négligence, venaient à ne plus les nourrir, ou à les battre, ou à tuer leurs petits ? Sans pitié… Quels seraient alors leurs rêves ? Seraient-ils emprunts d'espoir ? De résignation ? D'indifférence ? De révolte ? Une soif de vengeance et de justice ne viendrait-elle pas faire de ces rêves innocents de terribles cauchemars ? Une haine aveugle ne les opposerait-elle pas à leurs tortionnaires qui, sûrs de leur force, ne penseraient à resserrer leurs chaînes? Ne voudraient-ils pas la perte de ces êtres fourbes et cruels qui, inlassablement, tuent et assassinent… les hommes…
Imaginez le songe d'une nuit d'été… une lande sans fin inondée de la lumière du jour jusqu'à ce qu'une douce obscurité vienne la recouvrir de calme et de sérénité… Quel plus beau décor pour une pièce si belle ? Et quelle plus belle assemblée pour une histoire qui, à travers les âges, restera à jamais le témoin d'un temps révolu ? Qui se souvient de cette époque si lointaine où les fées n'avaient pas encore déserté ce monde pour regagner leurs célestes royaumes ? Seuls ceux qui ont conservé au plus profond d'eux-mêmes cette infime graine de folie peuvent encore voir par-delà les apparences et se revoir en ces temps immémoriaux, entourés d'êtres magiques dont les facéties sans cesse nous réjouissent… Combien sont-ils ceux qui, tels le brave Will Shakespeare, plièrent leur plume aux volontés du Roi des rêves et lancèrent dans l'infini de la destinée humaine cette appel à la création ? Cette faculté de rêver et de s'échapper, loin, serait donc l'apanage de ces êtres à l'imagination inégalée… les hommes…
Imaginez une vie à se détester… une vie à se cacher… à cacher le monstre que l'on est devenu… Quel douleur que le regard injuste, et pourtant innocent, de tous ceux qui désormais ne sont plus vos semblables… Toutes ces journées à passer seul, à attendre on ne sait quoi, à se terroriser du moindre bruit… Ne viendraient-elles pas à bout de la volonté de vivre qui anime un simple mortel ? Cet ennui permanent… Cette honte inébranlable… Ces souffrances et humiliations quotidiennes… Tout ce malheur ne nous ferait-il pas souhaiter qu'elle vienne plus tôt, cette mort salvatrice, et qu'elle nous emmène loin de cet avilissement ? Hélas… Que faire quand même la mort est un privilège qui nous est refusé ? Pourra-t-on continuer à vivre en compagnie de ces êtres qui, inlassablement, passent de vie à trépas ?… les hommes…
Imaginez… et pénétrez dans le Domaine du Rêve… car ce sont les rêves qui façonnent le monde…
Splendide.
Ce troisième tome de l’histoire de Sandman est splendide. Il réunit quatre histoires indépendantes entre elles et sans lien direct avec la trame général du comics. Mais ce sont trois baffes qu’il vous faut prendre. Chacune est passionnante et d’une intelligence rare : Shakespeare, des chats, un romancier qui perd son inspiration, une pin-up qui perd sa beauté. Peut-être le summum du comics, en tout cas un de mes tomes préférés, juste avant Saison des Brumes, le déjanté tome 4.