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ierre vit dans une obscurité permanente et Paul ressemble à une marionnette dont les fils auraient été coupés. Comme un seul être à deux têtes, le premier porte le second, le second guide le premier. Ils parcourent ainsi les chemins, voyageurs sans destination fixe. Ils aiment les oiseaux, surtout rôtis à la braise, mais pas trop les poulets à képi. Après une nuit au poste, les compagnons se retrouvent sur le trottoir et ne tardent pas à attendrir Barbara Casablanca, une férue d'astrologie. Celle-ci les recueille dans le but de tenir compagnie à Natasha, sa fille elle aussi handicapée. Si le non-voyant se satisfait de cette cohabitation singulière, le tétraplégique souhaite reprendre la route, las d'une infantilisation grandissante et étouffante. Bientôt, le cirque arrive dans la ville et une occasion de fuite se présente…
Initialement publié chez Casterman en 2003, Enfer portatif n'a rien perdu de sa flamme. François Ayroles construit un récit dans lequel un duo improbable mais finalement évident traine ses guêtres et se heurte aux duretés du monde. Leurs rencontres éminemment atypiques, plus ou moins heureuses, sont autant de prétextes à une réflexion sociale sinon profonde, au moins audacieuse et à propos. Les caractères opposés des amis permettent l'incarnation de différents points de vue sur la vie, entre cynisme et naïveté. Le surréalisme des péripéties fait naître une lucidité, un regard étrangement vrai sur l'humanité et met en évidence ses travers intemporels comme son absurdité navrante. Non dénuée d'humour, l'intrigue emmène le lecteur, le temps d'une étape, aux côtés de ces marginaux qu'il se prend à apprécier.
Le dessin est en phase avec l'ouvrage, brut et authentique : un style caricatural utilisant un trait épais et un encrage assez chargé qui offrent de la matière. L'agencement des cases et les plans judicieux jouent un rôle important dans la mise en scène qui apporte une dynamique visuelle étudiée vraiment intéressante.
Cet Enfer portatif est truffé de bonnes inventions : un road-movie insolite qui cache une parabole très pertinente des côtés obscurs de la société. Osé, mais c'est gagné.
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