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e retour au pays après vingt-cinq ans d’absence et de silence, ce n’est que fortuitement que Jean revient à la ferme paternelle, isolée du monde par une brusque montée des eaux pour quelque jours . Ce huis clos imprévu obligera des deux hommes à renouer le fil, décousu, de leur passé...
Les histoires de Didier Quellat-Guyot ont la douce nostalgie d’une époque révolue, celle des îles lointaines, ou pas, avec en toile de fond, la guerre qui broie les hommes, mais qui les révèle aussi . Cette fois, il est question de filiation et de son corollaire, la paternité, de famille à recomposer, de recherche de soi à force d’avoir fui les autres, de remords mais aussi d’espoir. De ce subtil amalgame des sentiments ressort un récit, parfois un peu décousu, mais qui - de bagne en bagne - s’attache aux rapports d’un fils - forgé par la Pénitentiaire – avec un père pragmatique et un brin libertaire. Pour mettre tout ceci en lumière, Sébastien Morice fait encore œuvre d’un dessin numérique tout en douceur aux tons effacés mais toujours empreints d’une belle intensité.
À réserver à ceux qui aiment flâner sur le cours d’une vie, L’île aux remords permet de se faire une (petite) idée du temps pas forcément bénie des Colonies.
La couverture (sur le même modèle d'inspiration que Facteur pour femmes à savoir une femme énigmatique sur un paysage) est très classe et s'inspire probablement (comme beaucoup d'autres œuvres) de l'Ile des morts d'Arnold Böcklin. J'aurais aimé un vernis sélectif sur les oiseaux rouges, ce genre de détail participe à la qualité générale de l'objet et par incidence de la lecture... L'album au format assez large comprend une double page historique sur les bagnes français avec des illustrations originales de Morice. Une édition au dos toilé comportant des croquis est également disponible. L'édition normale est très correcte mais rien d'exceptionnel.
Alors que les crues diluviennes frappent les Cévennes, un médecin de campagne part vérifier que son vieux père gardien de chèvres est indemne. Le trouvant dans sa maison perchée sur une colline devenue une île, les deux hommes vont être contraints de cohabiter et d'échanger sur le passé d'une filiation, histoire liée à l'histoire coloniale française des années 1930 à 1950.
Mine de rien le duo Morice/Quella-Guyot est en train de devenir l'un des couples créatifs majeurs de la BD franco-belge. Leur précédent album, Facteur pour femmes avait marqué les esprits à la fois par l’élégance et la précision du trait tout autant que pour l'histoire, déjà fait d'aller-retours, de filiation, de secrets de famille et d'Histoire. Les marqueurs du scénariste sont là. Didier Quella-Guyot est un grand voyageur (selon les confidences de Sebastien Morice en dédicace cet automne) et il parvient à insérer dans les dessins de son compère une foule d'images lointaines qu'il parvient à raccrocher naturellement à l'histoire de ce père et de ce fils. La grosse pagination (un double album en gros) permet cela et c'est heureux. Ainsi, dans une intrigue assez linéaire découpée en chapitres très élégamment illustrés par un médaillon, l'on va se déplacer entre les décennies de cette France raciste et colonialiste, entre les Cévennes et l'outre-mer (Guyane, Indochine, Algérie,...). Le thème insulaire qui pourrait être artificiel, trouve sa pertinence ici, entre une île de circonstance (générée par les crues) obligeant à la résurgence du passé enfoui entre le père et le fils et les îles coloniales où le fils croit cacher son histoire fantôme et où il va au contraire se retrouver confronté à la réalité d'un système d'exploitation et de mensonge, la vérité du terrain qui oblige à affronter ses démons, ses dissimulations, ses lâchetés. L'album traite autant des secrets de famille dans une France métissée aux normes sociales rigides que du système colonial présenté comme un esclavage industriel (... qu'il était dans les faits!). La rencontre avec ce prisonnier annamite en Guyane, qui loin de parler petit nègre tient un discours élevé en expliquant qu'il est enseignant et exilé d'opinion est un moment fort de l'album et l'expressivité des visages de Morice fait beaucoup pour transmettre la force du propos. J'aime ces auteurs qui impriment une marque politique dans leurs BD, une radicalité assumée alliée au plaisir graphique, comme Lupano sur ses Vieux Fourneaux ou Zidrou sur Shi dernièrement. Le scénario de l’Ile aux remords est subtile et parvient à garder une lecture lisible et fluide malgré ce découpage fait de sauts temporels et géographiques. L'utilisation de deux personnages contre-nature interpelle le lecteur en inversant les rôles attendus, comme le fils qui ne cesse de voir ses a priori battus en brèche par la réalité de l'oppression et son ascendance qu'il découvre. Celui que nous croyons être le "héros" s'avère en réalité un spécimen typique de son époque, un réactionnaire naïf croyant en un monde simple fait de sauvages et de civilisés. Le papy moustachu enfermé dans sa ruralité est lui à l'inverse un républicain éclairé, lettré qui défend la mixité. L'on découvre ainsi une France réelle, faite autant d'intelligence progressiste que des archaïsmes violents et dominateurs d'antan.
Aux dessins Sebastien Morice progresse sans cesse, avec une modestie et une remise en question qui forcent l'admiration. L'évolution de son trait est très intéressante. Travaillant quasi exclusivement en numérique pour la colorisation, cette caractéristique s'estompe peu à peu au fil des albums pour parvenir à un mélange idéal que j'avais constaté sur Eve sur la balançoire (d'un autre auteur) par exemple: lorsque le numérique disparaît pour laisser croire à de la technique traditionnelle. Un exemple: pour la conception des éléments architecturaux il modélise en 3D avant de repasser à la main pour casser l'effet rectiligne et conserver l'harmonie de son style (...style très BD, qui ressemble par moment à celui de Virginie Augustin... D'ailleurs pour ceux qui connaissent on peut trouver en clin d’œil le personnage d'Alim le tanneur et sa fille dans l'album!). Si sa maîtrise des visages et des décors est techniquement irréprochable, personnellement je fonds pour ses couleurs qui donnent une touche de poésie à chaque case. Pointilleux sur les détails, Sebastien Morice insère une foule d'éléments qui créent de l'animation dans ses scènes et rendent plus crédible l'univers dépeint. L'Ile aux remords est au final une grande réussite du même niveau que le précédent et qui donne très envie de découvrir les précédentes œuvres du duo et de suivre les prochains. Morice travaille actuellement sur une adaptation de Marius de Pagnol, sans Quella-Guyot cette fois.
Lire sur le blog:
https://etagereimaginaire.wordpress.com/2017/11/29/lile-aux-remords
Des dessins et une colorisation absolument somptueux ! C’est clairement le point fort de cet bel album.
Le scénario, par contre, déroule et explique un peu trop rapidement les années d’absences et de silence entre ce père et son fils, ce qui décrébilise à mes yeux les retrouvailles et leur relation. On ne ressent pas suffisamment la douleur, la pudeur ou la gène provoquée par une si longue séparation.
Album très plaisant néanmoins.