L
a Commune, Ferry, Gambetta, Louise Michel… Surgis d’un no man’s land historique coincé entre le Second Empire et la Première Guerre mondiale, ces noms évoquent peut-être quelques vagues souvenirs.
Au travers Le Sang des cerises, troisième et dernier cycle des Passagers du Vent, François Bourgeon ressuscite une époque oubliée et fait le lien avec La Petite Fille Bois-Caïman grâce à Zabo qui s’appelle désormais Clara. Dans un Paris qui vient à peine d’amnistier ses Communards et qui accompagne Vallès au Père-Lachaise, ce nouvel album est l’occasion d’un voyage sur lequel plane l’ombre de Hugo.
Pré-publiées sous forme de quatre journaux au papier épais et au tirage trimestriel, ces premières planches sont là pour rappeler que l’histoire n’est pas encore terminée et que le dessinateur breton (d’adoption) excelle toujours dans le noir & blanc même s’il est injuste que les personnages n’aient pas fait l’objet du même traitement graphique que les décors, superbes de nuances.
Avec une vision personnelle des faits, mais la volonté de retranscrire au plus juste et dans ses plus petits détails cette période socialement tourmentée, Le Sang des cerises, permet à François Bourgeon de montrer, une fois encore, ses (grands) talents de conteur !
Journal très grand format, noir et blanc, incluant une page de garde indiquant la nature du projet, une page d'interview avec Bourgeon détaillant son travail, les liens entre les trois cycles des Passagers du vent et une page d'historique sur la période du début de la III°République et des premières réformes de Jules Ferry. Passionnant, pour ne pas dire indispensable à la lecture de cette histoire touffue.
Suivant la tendance (que j'ai déjà salué) à publier des BD en format journal à épisodes, Delcourt se lance avec le rachat du catalogue Bourgeon (passé par Glénat puis Casterman, puis 12 bis puis Delcourt, ouf!) dans la prépublication en format gazette du nouveau tome (le huit) des Passagers du vent. Je suis très surpris car je n'en avais pas entendu parler et avec les déboires éditoriaux du maître et l'interminable parution du cycle de Cyann, je pensais que la retraite avait sonné. Heureusement pour nous, le chef fil de la BD historique reviens avec une vraie-fausse suite de sa série phare. Les deux derniers volumes sur la petite-fille d'Isa avaient un côté un peu artificiel et formaient aux dires de l'auteur un second cycle qui se poursuit ici avec un troisième et dernier cycle en deux albums.
L'éditeur au triangle rouge propose donc (un peu cher...) un album (le tome 1 donc) en quatre partie en noir et blanc. On est dans de la vraie prépubli comme à l'époque bénie de la revue (A suivre), avec du rédactionnel d'actualité, comme pour la gazette du Château des étoiles. Avant la pose des couleurs - Bourgeon est un excellent coloriste - on constate déjà que l'illustrateur a continué à travailler pendant ses années maigres: son trait à évolué et pris encore de la précision depuis Cyann. Mieux, les quelques défauts connus de son dessin (certains angles capricieux) semblent résolus et hormis une certains statique qui caractérisent depuis toujours ses BD, on touche la perfection, notamment au niveau des visages et expressions.
Ce premier épisode montre l'arrivée dans la capitale d'une jeune bretonne ne parlant pas français [attention, plusieurs dialogues sont en breton... non traduit, l'éditeur nous expliquant gentiment que les traductions seront incluses en fin de l'album à paraître en fin 2018... Ça s'appelle arnaquer le lecteur en l'obligeant à acheter les deux versions!]. Elle tombe sur le cortège des obsèques de Jules Vallès et sur Zabo, la petite fille d'Isa que l'on a découverte sur le précédent cycle en Louisiane (la petite fille bois-caïman). Cet épisode extrêmement documenté, comme toujours chez Bourgeon, montre dans ce très grand format les paysages du Paris de 1885, des dialogues en breton, en argot et surtout de magnifiques visages, tantôt de badauds, tantôt de personnages historiques. On a d'ailleurs un sourire en coin lorsque Bourgeon-le-rouge nous croque un certain Pierre Gattaz en bourgeois versaillais et sa greluche Anne Parisot, se prenant des cailloux de la foule. Il fallait oser et c'est l'un des meilleurs moments de l'épisode! Les expressions des visages sont extraordinaires et les trognes des parisiens (le curé!) toujours redoutables comme à la bonne heure des Compagnons du crépuscule.
On retrouve dans ces pages tout ce qui fait la qualité des albums de Bourgeon: la documentation graphique et historique très poussée, le réalisme cru des personnages, la langue,... Les habitués savent que ce n'est pas de la BD à la lecture facile. Les nombreuses références historiques nécessitent d'avoir une certaine culture, de se renseigner en parallèle... ou de passer outre. Personnellement j'adore quand un bouquin m'apprend des choses sur une période ou un évènement spécifique et m'incite à me documenter. Ici on est dans la même thématique que les albums de Tardi sur la Commune. C'est peu connu mais passionnant. En outre l'auteur s'est toujours impliqué du côté des sans grade face aux puissances, dans une histoire réelle, celle du terroirs, de la crasse, des dents cassées. C'est la France d'en bas authentique, violente, aux mauvaises mœurs, auxquelles Bourgeon ne cherche pas d'excuses. L'humanité est sombre, qu'elle soit populaire ou puissante. Seules ont grâce à ses yeux quelques femmes. Ses héroïnes sont anachroniques, modernes en diable, rebelles, libres. Ce sont d'ailleurs les seuls personnages beaux au milieu de hordes de gueules tordues. Il y a du Sergio Leone dans Bourgeon, dans ses gros plans de visages, dans cette réalité crasse.
Je me suis longuement étendu sur ce blog sur la série que je considère héritière de Bourgeon: Servitude. La proximité entre les dessins de Bourgier et de Bourgeon me semble évidente (l'influence tout au moins) et je suis ravis de lire à nouveau l'inventeur d'un certain type de BD adulte, historique, crue, politique. Cette première partie est une mise en place qui se lit bien, aérée, sans trop de textes malgré la profusion de dialogues sur lesquels il faut parfois s'accrocher pour les suivre. On comprend par ailleurs que la bretonne sera le fil narrateur de l'histoire puisqu'on la voit en 1953 raconter sa vie à ce qu'on suppose des journalistes, devant le mur des fédérés. Le message est clair et on n'aime jamais tant Bourgeon que lorsqu'il dénonce et assume. Je pensais n'acheter que les journaux, je crains de ne devoir passer par la case album, en espérant qu'une édition collector grand format avec des annexes soit prévue.
Lire sur le blog:
https://etagereimaginaire.wordpress.com/2018/01/24/le-sang-des-cerises-journal