L
a déesse Skuld partage avec ses sœurs sa dernière vision, un terrible et angoissant présage où Yggdrasil, l'arbre de vie, est aux prises avec des tentacules de métal qui le déracinent et le détrônent. Le royaume de Cyan mène donc une danse de destruction lente mais pas irrémédiable : le seul barrage, deux enfants, Nils et Arun, qui filent contre le temps sur le lac de glace qui doit les mener au pied du maître végétal. Aussi vacillante que l'équilibre du monde, l'entente entre les divinités se détériore. Les hommes les provoquent ouvertement : méritent-ils leur compassion ou leur courroux ?
Après avoir posé les bases de son univers singulier (lire la chronique du tome 1), Jérôme Hamon élargit son récit avec un éclairage sur Cyan et les êtres créateurs. Une civilisation cacochyme refuse de voir son déclin manifeste et se révèle être prête à tous les ravages pour obtenir une immortalité artificielle. L'ordre naturel des choses est ainsi bouleversé, entrainant une instabilité entre les forces. La sombre féerie contenue dans Les élémentaires laisse place à une large dimension mythologique qui s'oppose à la vanité humaine : le pouvoir crache sur la spiritualité et souille le principe même de Vie.
Le dessinateur Antoine Carrion poursuit son impeccable travail. Le graphisme travaillé captive et les compositions étudiées propulsent le lecteur au plus près des différentes factions. L'envoutante ambiance gris-bleutée, rehaussée de quelques touches de carmin et d'éclats blancs lumineux, joue un rôle indéniable dans la séduction visuelle qui atteint son apogée dans les pleines pages puissantes et impressionnantes de réalisme.
Que d'attraits dans cette série qui, d'une rêverie inquiétante glisse vers un cauchemar magnifique. Dans ce deuxième épisode, le ton se durcit, le rythme s'accélère avec des acteurs en colère qui sortent de leur attentisme pour précipiter des événements annonciateurs d'Apocalypse.
Déjà portée par une des plus belles couvertures de 2016, la série Nils fait encore plus fort avec cette illustration de couverture du T2 tout simplement à tomber! Pour le reste c'est la même qualité que le tome 1 avec vernis sélectif et 4° de couverture très soignée. Dommage que la tranche ne soit pas de la même couleur sur chaque album (on suppose un choix de dégradés de bleus). Six illustrations pleine page voir double page sont également présentes en fin d'album en plus de la double page de titre (comme pour le premier tome).
Le clan d'Alba est parti en guerre contre le royaume de Cyan et ses machines tandis que Nils est à la recherche de l'Yggdrasil, l'Arbre des 9 mondes situé loin dans le nord. Pendant ce temps les déesses continuent leurs observations et décident d'intervenir dans la destinée des hommes...
Le tome 1 de cette série était doté de beaucoup d'atouts: le dessin très élégant d'Antoine Carrion, des références à Myazaki assumées et passionnantes, un background esquissé très intriguant, des dieux, un lien entre science et magie chamanique... Beaucoup d'attentes étaient portées sur ce second volume qui devait développer tout cela. Et bien je dois dire que j'ai été assez, voir très déçu de constater que les petits défauts de l'ouverture se confirmaient et se renforçaient, avec pour problème central, justement, l'absence de fonds. Les arrières plans de Carrion, beaux mais relativement vides, étaient finalement symptomatiques d'un scénario qui recouvre le même problème. Le monde proposé est pourtant passionnant, mais les auteurs n'abordent presque rien, restent au premier plan de leur histoire. C'est frustrant et rend la compréhension de l'intrigue difficile, d'autant que Hamon utilise très étrangement des ellipses brutales en début d'album. L'articulation entre la fin du tome 1 et le début du 2 est totalement absente et le lecteur doit deviner seul ce qui est à peine suggéré dans l'album précédent. Les personnages ont été déplacés sans explication, des relations sont nouées hors champ, on passe d'une scène à l'autre sans transition et les combats sont là encore étonnamment écourtés. Je ne m'explique pas ces choix perturbants et qui enlèvent des atouts à cette, par ailleurs, excellente BD. Pourtant le scénariste sait amener des séquences très oniriques avec notamment cette articulation entre les déesses dissertant sur les actions des hommes et les incidences de leurs choix dans le monde physique. La cité de Cyan donne envie d'être découverte, de même que sa technologie. Mais l'on passe d'un personnage à un autre sans développement, avec trop d'induit pour avoir une lecture fluide.
Malgré ces difficultés, Nils reste une BD dans le haut du panier. D'abord grâce au dessin qui bien que très sombre (plus que dans le tome 1) et relativement monochrome (Cyan malgré son nom est très grise) reste totalement inspiré et globalement magnifique! J'ai d'ailleurs rarement vu autant de doubles pages contemplatives dans une série grand public (c'est assumé par les auteurs comme expliqué dans l'interview du scénariste), ce qui montre l'importance du graphisme pour les auteurs, au risque parfois de tomber dans la BD d'illustrations... Mais ne boudons pas notre plaisir visuel, qui permet de passer outre les problématiques citées plus haut.
D'ailleurs la seconde partie de l'album, plus posée, centrée sur les explications scientifiques de l'Ethernum et de la disparition de la vie, en un double débat des déesses et du conseil de Cyan, retrouve l'intérêt des interrogations scientifico-écologiques du premier album. On découvre alors que la technologie de Cyan est bien plus développée qu'on le pensait, jusqu'à rendre centrale dans la série l'éternelle problématique des pulsions démiurgiques des scientifiques: la science peut-elle contrôler la vie et la mort? Face à cela le pouvoir des êtres surnaturels peut-il lui-même être bloqué, voir contrôlé ? La fin de l'album, tout de bruit et de fureur nous laisse en haleine.
Nils est pour l'instant une série bancale mais jouissant d'une formidable aura, que je qualifierait d'hypnotique, qui permet (si vous êtes sensibles aux dessins et aux fortes thématiques de cette BD) de dépasser ces désagréments. Rares sont les séries aussi sombres et pessimistes (voir dépressives). Attention, ce n'est pas un défaut: cela change du mainstream et l'on n'a strictement aucune idée de comment peut bien s'achever la série, notamment à la lecture de la dernière page apocalyptique... Ressemblant à une œuvre de jeunesse, Nils vaut néanmoins le coup d'être découverte en espérant que le troisième volume comblera ces quelques lacunes.
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