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uand il partait de bon matin, quand il partait sur les chemins... Soixante-douze ans plus tard, à Singapour, Monsieur Lim Ah Cheng retrouve sa vieille bicyclette au fond d'un puits, parfaitement conservée. Destinée à un musée, cette machine reste chère à son cœur. Pourquoi est-elle si spéciale et à quelles images est-elle associée ? C'était la première fois qu'il pédalait. Pas très longtemps cependant, car en ce jour de septembre 1941, des bombes noires se sont mises à crever les nuages blancs au-dessus de Kota Bharu en Malaisie. Au réveil, la place était envahie d'ennemis japonais sur des montures à pneus. Impressionné par le tir habile en plein front d'un taureau enragé qui perturbait le peloton, le petit Cheng va suivre le tireur : Toshiro Iwakura, un soldat honnête et droit qui accepte de le prendre sous son aile. Cette amitié interdite va être mise à l'amende, avec dommages et intérêts.
Cheah Sin Ann offre un mélange de souvenirs et de réalité historique, sous la forme d'une rencontre fortuite et déterminante. Un militaire, à son corps défendant, va s'attacher à un orphelin lors de l'invasion de sa ville par l'armée impériale. Cet acte contre-nature va aboutir, quoiqu'il arrive, à un dilemme aux conséquences tragiques : respecter son pays ou trahir sa conscience ? L'abnégation instinctive du conscrit, dont le seul tort est de faire preuve d'humanité, impose une minute de silence. Sans violon, sans tambour ni trompette, l'auteur désarme le lecteur par la sincérité du tandem crée et la simplicité de sa narration. L'altruisme est ainsi magnifiquement illustré grâce à cet héroïsme sobre qui détonnera toujours en temps de barbarie et de futilité.
L'ouvrage, tout en nuances de gris, séduit par son graphisme stylisé aux contours épais qui donne une impression de rendu photographique. Les forts contrastes exacerbent les ambiances, de jour comme de nuit. La mise en page très épurée à base de grandes cases au format cinémascope (deux à trois par planche), décompose les actions et resserre le champ, laissant le temps aux émotions de s'ancrer au myocarde.
Une anecdote, un fait divers, un grain de poussière qui fait se frotter l’œil. Dépourvu d'emphase, le récit de cette iniquité glace et la pureté des personnages, à mille lieux d'ici, il y a des décennies, touche maintenant, au plus près.
Cette bd est basée sur une anecdote assez intéressante concernant un fait méconnue de la Seconde Guerre Mondiale. Il faut savoir que le Japon avait envahi en 1942 la Malaisie pour prendre le contrôle de la ville de Singapour qui constitue aujourd’hui une cité-Etat très prospère. Pendant près de 3 ans, cette ville a vécu sous la domination japonaise.
Or, les soldats de l’Empire se sont déplacés essentiellement avec des vélos pour conquérir cette ville. La bicyclette prend alors toute son importance. C’est un vieil habitant qui se rappelle son passé lorsqu’il était enfant et qu’un soldat nippon lui avait appris à s’en servir.
L’amitié n’a pas d’âge ou de frontière. C’est un beau message plein d'humanisme. Cependant, l’histoire même anecdotique peut s’avérer tragique. A noter la présence d’un graphisme assez épuré pour la première œuvre de cet auteur qui réussit son entrée. Il est vrai que les auteurs singapouriens sont plutôt rares.