L
a bataille de Chesapeake a été un tournant dans le chemin qui mènera les treize colonies anglaises des Amériques à l’indépendance des États-Unis. L’Angleterre, qui a besoin de se refaire une santé financière après la coûteuse Guerre de Sept Ans (1756-1763), impose de lourdes taxes à ses terres outre-Atlantique. Les colons grognent, protestent, manifestent, puis se soulèvent. À l’été 1781, Yorktown, dans la baie de Chesapeake, état de Virginie, est pris en tenaille. Côté terre, ce sont les troupes des rebelles qui espionnent et attendent le moment propice pour passer à l’offensive ; côté mer, ce sont les vaisseaux français qui prennent position, Louis XVI trouvant l’occasion trop belle de porter l’estocade à l’ancestral ennemi d’outre-Manche.
Troisième volume de la série Les grandes batailles navales, après Trafalgar et Jutland, Chesapeake reprend le même cahier des charges, c’est-à-dire mettre en scène les prémisses des grandes confrontations sur les flots, en prenant le point de vue d’anonymes impliqués dans le conflit. Il s’agit là de Donald, infiltré au cœur de la garnison anglaise de Yorktown, d’André, vieux marin désabusé ou de William, qui doute de la probité de Georges Washington. Ce dernier, comme les autres décideurs, est tenu à l’écart du récit.
C’est devenu un poncif d’affirmer que la vision de l’Histoire est une question de point de vue. On a souvent recueilli celui du vainqueur, avec sa ribambelle d’embellissements et d’approximations destinés à la postérité. On a aussi privilégié celui des monarques, commandants et autres chefs de guerre, au détriment des exécutants de terrain. Cette série a, entre autres mérites, celui d’adopter la vision des petits et sans nom, avec leurs doutes et leurs incompréhensions quant aux manœuvres qu’on leur fait effectuer. La victoire du politique n’est ainsi qu’une tâche de plus réalisée par le gabier. Les rêves de gloire des cours royales se déclinent en simple nécessité de survivre et de faire manger sa famille pour les combattants. Cela n’en accentue que davantage la dramatisation des situations, la mise en perspective des destinées individuelles et les oppositions entre causes d’état et motivations de chacun. L’Histoire aplatit souvent les faits, rendant les actes artificiellement homogènes ; ce parti pris alternatif insuffle de la complexité et du relativisme à ce regard tourné vers le passé. Pour cette raison, la bataille elle-même occupe peu de place, synthétisée en un superbe dessin de pleine page. Le plus important est ailleurs.
Jean-Yves Delitte, au-delà de son trait irréprochable, de sa précision indéfectible, de sa passion pour ce que l’humanité a pu réaliser militairement sur les mers et les océans, réintroduit l’individu dans les mouvements de masse, de la subjectivité au sein d’un consensus apparent et du doute au creux des certitudes. Il n’érige personne en héros et abandonne son intrigue aux seconds rôles, tous consistants et attachants. C’est une démarche courageuse. Qu’il en soit remercié.
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