A
nita est une jeune célibataire, avec un travail ennuyeux et dotée d'une imagination débordante. La proximité d’une télévision, d’un téléphone ou d’un ordinateur libèrent ses fantasmes les plus inavouables, fait basculer la réalité et déclenche un appétit onaniste insatiable. La mise en scène se résume, le plus souvent, à l’intimité de son appartement. Fauteuil, canapé, lit et baignoire deviennent alors le théâtre d’effeuillages subtils, de poses lascives et de recherche de plaisir. Tous types d’individus, d’objets et d’animaux sont convoqués par la psyché de l’héroïne pour parvenir à ses fins.
Dans sa collection Erotix, Delcourt réédite l’intégrale des aventures d’Anita, imaginées dans les années 70 et 80 par l’artiste italien Guido Crepax (1933 – 2003). Ce dernier a consacré la quasi-totalité de son œuvre à dessiner le corps féminin nu et offert, et aux envies qu’il suscite. Que ce soit par la création de personnages originaux ou l’adaptation de classiques de la littérature, son crayon a cherché – et trouvé – la position suggestive, le galbe parfait et le détail qui entraîne ses protagonistes vers la soumission et le passage à l’acte. La transgression a été un fil rouge.
Dans Anita, ni récit construit, ni pornographie. Sur deux décennies, Crepax est revenu inlassablement sur un thème et une topographie obsessionnels : un écran ou un téléphone, un meuble, une connexion, et Anita laisse prendre son corps (dans tous les sens du terme), s'abandonne à ses pulsions. Même si le dénudement est de mise, tout acte est suggéré, un regard, une bouche ou toute autre partie du corps étant plus signifiants qu’une exhibition crue.
Les aventures d’Anita se composent de quatre parties, chacune tournant autour d’un médium spécifique : une télévision portative, un téléphone (pas encore portable), un ordinateur et à nouveau une télévision, mais en couleurs et avec des dizaines de programmes à disposition. Au fil des périodes et des sketchs, le style du dessinateur évolue. La mise en page se déstructure, variant d’abord la taille des cases, puis leurs formes, pour enfin les faire disparaître pour livrer des pleines pages dans lesquelles le sens de lecture, textuel et pictural, n’existe plus.
Au fil des pages, l’impression de chaos apparaît et finit par s’imposer. La télécommande est outil à la fois de libération et d'asservissement. Anita fuit un fantasme pour un autre, sa libido ne lui laissant aucun repos. Même pendant son sommeil, elle reste le jouet de ses pulsions, de créatures étranges et de l’art de Crepax. Ce dernier, reliant l’univers d’Anita à l'ensemble de son œuvre, livre son personnage à Dracula, au Docteur Jekyll, à Mister Hyde ou à des libertins du siècle des Lumières, chacun de ces protagonistes ayant été, par ailleurs, le sujet d’albums spécifiques.
Que doit-on voir au-delà de la plastique, de la sensualité et du désir de la jeune femme ? Certainement une mise en image monomaniaque et talentueuse de la difficulté, pour tout individu, à échapper à l’emprise de ses désirs et de construire des postures sociales acceptables. C’est un éternel sujet d’interrogation ; Crepax apporte une réponse personnelle, violente et dérangeante, étant entendu que la violence en question est celle qui vient du tiraillement entre les deux postures et qu’il entraîne l’homme et la femme dans une sorte de folie. Anita relève à la fois du surréalisme et du psychédélisme, du désir et du rejet, du libre-arbitre et de l’asservissement, du jouissif et du douloureux, du voulu et du subi. Crepax a toujours été sensuel et cérébral. Derrière le plaisir des yeux se cache une forme d’inquiétude, celle qui naît de la prise de conscience que nous ne décidons pas de grand-chose.
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