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n janvier 1987, paraissait Barney et la note bleue, chez Casterman. (A Suivre) en avait assuré la prépublication de novembre 1985 à mars 1986. Le tandem Loustal - Paringaux n’en était pas à son coup d’essai et avait déjà enflammé les esprits et les yeux des amateurs de bande dessinée avec Cœurs de sable, histoires d’amour et de déchirures sur fond de Sahara. Cette fois, il est question d’évoquer la vie et l’œuvre de Barney Wilen (1937–1996), saxophoniste de jazz français, musicien doué et homme insaisissable. De 17 à 24 ans, il fait vibrer les nuits parisiennes aux côtés des plus grands noms du jazz de l’époque (d’Art Blackey à Bud Powell, de Miles Davis à Thelonius Monk). Avant de s’évaporer.
Sa vie aura été une succession désordonnée de départs et - parfois - de retours. Barney est un de ces types qui sortent pour acheter des cigarettes et qui ne reviennent que bien des années plus tard. Il quitte engagements, musiciens et femmes. Ses dérobades sont davantage des disparitions. Sans prévenir, sans logique, sans expliquer. C’est à ses fuites que s’intéressent Loustal et Paringaux, autant qu’à sa musique ou à tout ce qui a fait l’âge d’or du Bebop (clubs, alcool, drogues, femmes sensuelles, improvisations, anéantissement dans la musique).
Philippe Paringaux est dans son élément. Ancien journaliste à Rock & Folk, passionné, entre autres, de jazz, il livre un écrit ciselé et poétique, exprimant les émotions dans les rapports que les individus peuvent avoir aux lieux et aux objets. Ici, pas de phylactères, mais un texte déroulés sous les images. Les personnages ne parlent pas. Barney est un taiseux. Il ne s’exprime qu’avec son saxophone. Son incommunicabilité est contagieuse. Restent les gestes, les regards et les choses. En treize chapitres, tous construits autour d’un lieu, d’un personnage et d’une étape de la vie de Barney, Paringaux réalise un montage, dans lequel les silences ont autant de signification que les mots. Au lecteur de leur donner vie et sens.
Si le texte pourrait exister et séduire seul, les dessins de Loustal en déploient l’esthétique et les possibles. Ils en augmentent les significations. Eux aussi pourraient se suffire à eux-mêmes. Il y a peu de dessinateurs dont on peut affirmer, sans flagornerie, que chaque case est une œuvre à part entière. Loustal est de ceux-là. Son graphisme puise ses codes davantage dans la peinture et l’illustration, que dans la bande dessinée. Il pratique d’ailleurs l’une et l’autre. Personnages, paysages, décors et objets sont rendus dans tout ce qu’ils peuvent suggérer de ressenti : chaleur écrasante, pluie pénétrante, éclairages excessifs, pénombre sensuelle, absences mélancoliques. Les couleurs, souvent vives et tranchées, font exister tout ce que l’œil distingue.
Avec cette nouvelle édition, un CD a été ajouté, avec treize titres, un par chapitre, enregistré par Barney Wilen en 1987, après la publication de la bande dessinée. L’écouter pendant la lecture n’est pas une posture. C’est une troisième dimension artistique et sensible qui donne d’autres saveurs au texte et aux dessins. Toutes les pièces s’assemblent et offrent une expérience unique. La narration de Paringaux, les tableaux de Loustal et les envolées de Barney fusionnent et entraînent le lecteur dans les émotions qu’il est prêt à investir.
Il faut saluer l’initiative de cette réédition, comprenant l’album original servi par une grande qualité d’impression et de rendu des couleurs, le très bel enregistrement de Wilen, une postface de Francis Marmande et des documents relatifs à la genèse du récit. A la manière de Bertrand Tavernier avec Autour de minuit (1986) ou de Clint Eastwood avec Bird (1988), cet album approche des individus et des situations pour lesquels le jazz conditionne les existences et exacerbe l’humanité. Bluesmen et jazzmen utilisaient la « note bleue » pour dire la nostalgie ou la tristesse. Loustal et Paringaux en donnent l’expression graphique et littéraire.
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