U
n piano oriental est un piano modifié pour pouvoir produire les quarts de ton indispensables pour jouer de la musique arabisante. Après des années de réflexion et d'essais, Adballah Kamanja trouva l'astuce pour réaliser cet instrument polymorphe. Elle-même mi-arabophone et mi-francophone, Zeina Abirached se retrouve pleinement dans la création trans-culturelle de son oncle. Mêlant son expérience personnelle (son départ pour la France) et le voyage entrepris par son parent chez un facteur viennois réputé, elle a imaginé une double chronique parallèle touchante et originale.
Après Mourir partir revenir, Le jeu des hirondelles, Je me souviens, Beyrouth et 38, rue Youssef Semaani (disponibles aux éditons Cambourakis), Zeina Abirached continue d'explorer sa trajectoire de vie marquée par le cèdre et le coq. Si, en premier lieu, elle parle d'elle-même, de ses sentiments, de sa relation avec ses deux langues maternelles, l'album s'avère également être une ode à Beyrouth, particulièrement à celui du passé quand l'harmonie régnait sur le Paris du Moyen-Orient.
Comme son oncle qui rêvait de créer un piano « universel », aussi à l'aise avec des partitions occidentales qu'orientales, l'auteure tente de se construire en se remémorant les doux moments ensoleillés de son enfance et la réalité parisienne évidemment plus tempérée. L'ouvrage s'organise en deux lignes narratives intimement liées où le passé révèle le présent (à moins que ça soit l'inverse). Si ce continuel jeu de cache-cache à travers les époques s'avère parfois un peu difficile à suivre – les transitions sont quelques fois très, voire trop abruptes -, le ton plein d'entrain et l'humour omniprésent rendent cependant la lecture des plus agréables.
Outre la thématique générale, l'approche graphique rappelle également les travaux de Marjanne Satrapi et, par prolongement, ceux de David B. Heureusement, la dessinatrice ne se limite pas, même si ils demeurent très visibles, à ces seuls modèles. Au noir et blanc très franc et au découpage audacieux, celle-ci a ajouté une dimension « design » très affûtée : répétition hypnotique de motifs décoratifs, démultiplication des protagonistes dans une même scène, typographie envahissante, etc. C'est maintenant l'ombre de Killofer montre le bout de son nez. Là aussi, sans cacher ses influences, Abirached démontre un véritable talent personnel et réussit à imposer sa « patte » à la narration.
Plus proche dans sa forme de la musique contemporaine que d'une sonate de Chopin, Le piano oriental sonne néanmoins juste et devrait séduire les bédéphiles mélomanes.
Piano
En petit format (j’ai lu l’édition à 10 euros), paradoxalement, l’œuvre de Zeina Abirached n’est pas d’une accessibilité immédiate. Le trait de l’autrice, qui déjà n’est pas particulièrement élaboré, assez enfantin même, paraît comme compressé dans un livre trop petit pour lui.
Crescendo
Pourtant, c’est une œuvre d’une grande poésie. Dès le début de la BD, j’ai apprécié la qualité de son écriture, d’une grande rareté. A cela s’ajoute la beauté de la composition en noir et blanc. C’est alors le dé-clic. Les figures de Zeina Abirached, d’apparences simples, sont en fait associées pour créer des ensembles riches et complexes. Ainsi, si le découpage peut parfois paraître redondant, d’où une certaine pesanteur, il est finalement contrebalancé par la maestria de la composition, qui monte en puissance : répétition des motifs, des mots, des onomatopées, des notes de musique... qui tapissent parfois le fond des décors ; géométrie des formes, dans un style persan ou années 60 ; jeu sur les marges et disparition progressive des contours des cases, des frontières ; pleines pages, gros plans parfois radicaux ; schémas et cheminements pointillés, qui contrastent avec la musicalité de l’œuvre...
Allegro
J’avoue, Zeina Abirached a su me toucher au cœur plusieurs fois, dans ce récit polyphonique, évoquant son aïeul musicien, l’invention du piano oriental, mais aussi son propre bilinguisme (français et arabe libanais) : « je tricote depuis l’enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux » (citation extraite d'une double page du centre de l’album, mêlant auto-représentation, calligraphie arabe, police Times sur fond uni de « clic » noir et blanc). Et ce chiasme, ce déhanchement permanent pourrait-on dire, est repris allègrement dans cet art si élégant et personnel qui est celui de Zeina Abirached, dénué de pathos mais avec une profondeur aiguë.
Forte
Il s'agit tout d'abord d'un beau livre, graphiquement très réussi, avec entre autres une belle double page qui met en valeur le piano créé par le grand-père de l'auteure. Le lecteur rentre très vite dans cette double histoire, celle de Zeina et de Adballah: nous nous attachons au personnages, la lecture est enlevée, entre autres grâce aux astuces de mise en page, à l'esthétique, aux sons omniprésents (les souliers, la musique...) et à l'humour. Beaucoup de tendresse aussi à la lecture de ces histoires de famille, et surtout à la fin de la vie d'Adballah, abrupte, émouvante. Bref, une réussite!