C
'est dans une hostie que Florence, mère célibataire en proie à la loose, a sa révélation. Pourquoi ne pas jeter la feuille de personnage de sa vie et adopter définitivement celle de Cigish, nécromancien du Mordor niveau 19 ? Tourmenter ses enfants, envoyer paître les nuisibles... Malgré le côté schizophrène de la démarche, jouer le Mal mesquin dans la vraie vie a quelque chose de très vite jouissif et libérateur. Et bientôt Florence entrevoit tout un univers qui s'ouvre à elle, et la perspective d'un nouveau projet d'écriture. Mais il est rare que les vilains connaissent une fin heureuse.
Partant d'un délire rôlistique, Florence Dupré la Tour compose un étrange OVNI graphique. Le début est la mise en scène d'une drôle de lubie : jouer son avatar favori, en permanence. L'idée n'est pas mauvaise, lorsqu'on connait les ressorts psychologiques du jeu de rôles, un loisir souvent décrié par ignorance et pourtant utilisé en thérapie, en management comme en recrutement.
L'exercice permet de lever les inhibitions, de libérer ses ressources cachées et de développer sa sociabilité, sa réaction face aux vicissitudes de la vie. Cette quête existentielle bascule très rapidement dans une mise en abyme cadencée par les extraits de commentaires de son blog. Cigish ou le Maître du Je ne semble pas être un blog-BD ordinaire édité sur papier, mais vire vers une réflexion complexe sur le processus de création et, par extension, sur le monde de la bande dessinée et ses petits travers. Sont épinglés avec cynisme, tendresse et humour, les modèles d'édition, les chasseurs de dédicaces, les fans de lecture numérique et la critique. Cigish se trolle, s'auto-trolle, s'invente différents rôles et se noie en lui-même, jusqu'à se faire déborder par sa propre création.
Qui est l'auteur? Qui est le scénariste? Où est la part de réel et d'imaginaire dans tout ça ? Qui manipule qui ? Où est la frontière entre le réel, le virtuel et l'imaginaire? Même après plusieurs lectures, le doute subsiste sur le fond , jusqu'à la pirouette finale, qui loin de donner une réponse, jette le chaos dans les neurones du lecteur. Le graphisme, selon Cigish lui-même, relève de la mouvance Sfar et révèle quelques belles métaphores, comme le visage de l'héroïne qui se déforme lorsqu'elle est possédées, de belles représentations de l'Enfer selon Bosch.
Cigish ou le Maître du Je, ou comment un auteur se torture jusqu'à la folie. Une introspection délirante, puissante et jubilatoire.
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