Q
uasiment inconnu en Europe et passablement oublié aux États-Unis, Pogo paye le prix rencontré par beaucoup de héros de la presse quotidienne : le gag, irrémédiablement remplacé par un nouveau chaque matin, n'est guère considéré. Pourtant, pendant plus de vingt-cinq ans, la série a joui d'un succès jamais démenti et a influencé toute une nouvelle génération d'artistes. En Amérique du Nord, Jeff Smith (Bone) et Bill Watterson (Calvin & Hobbes) considèrent son œuvre comme majeure, tandis qu'en Europe, Mic Delinx et Christian Godard ont largement puisé dans l'esprit de Walt Kelly pour leur Jungle en folie. Akileos a la bonne idée de proposer la version française de la méticuleuse intégrale publiée en anglais par Fantagraphics.
Quand il entame les aventures de Pogo en 1948, Walt Kelly n'est plus un débutant. Auparavant, il a travaillé comme animateur et « gagman » (Dumbo, Fantasia, courts métrages de Donald Duck) pour Walt Disney et comme auteur complet pour Dell comics. Ce nouvel univers lui permet enfin d'être seul maître à bord et de raconter ce qui lui plaît. De plus, en homme bien renseigné sur les dessous de son industrie et, sans doute échaudé par ses expériences passées, il ne cessera de se battre tout au long de sa carrière pour conserver la propriété intellectuelle de ses créations.
D'abord composée d'historiettes humoristiques comme il en existe beaucoup, Pogo va se transformer, au fil des parutions, en un laboratoire de commentaire social. Une des grandes forces du titre vient de l’opposition entre un dessin charmant, pour ne pas dire mignon (l'influence du style Disney est indéniable), et un discours souvent critique face aux événements du moment. À ce propos, les éditeurs ont judicieusement pris la peine d'expliquer chaque fil narratif en les replaçant dans leur contexte. Le lynx Simple J. Malarkey vaudra d'ailleurs au scénariste de nombreux problèmes avec les partisans du sénateur de triste mémoire : John McCarthy. Pas sectaire pour autant, Kelly s'attaquera également aux Communistes sous la forme de vachers passablement dogmatiques.
Réalisé avec grâce – la plume du dessinateur est souple et élégante – et fourmillant d'esprit (sans parler d'expérimentations purement formelles, comme quand Porki le porc-épic déplore « (Qu')on pourrait raisonnablement espérer que les employés d'une bande dessinée comique soient pourvus d'un minimum de sens de l'humour, fusse-t-il d'un niveau médiocre et facile. »), Par-delà les étendues sauvages est un délice à parcourir et à décortiquer. Bienvenue dans le Marais !
Poster un avis sur cet album