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ntisar roule tranquillement dans sa Corolla quand un klaxon retentit bruyamment. Un homme veut la dépasser. Pour elle, pas question de céder. La course commence sur une des routes principales de Sanaa. Puis Intisar accélère, déboîte et laisse l’autre chauffeur en plan. Derrière son niqab, la jeune infirmière savoure sa victoire. Rien de bien glorieux certes, mais l’emporter au volant sur un type, c’est un peu affirmer sa liberté, lutter d’une certaine façon contre le confinement de la gent féminine par la société yéménite.
Yémen. Situé au Sud-Ouest de la péninsule arabique, le pays chanté par Henri de Monfreid et Joseph Kessel est, aujourd’hui, surtout évoqué dans les actualités pour des attentats ou les camps d’Al Qaïda qui y seraient implantés. Si quelques-uns se rappellent peut-être que le printemps arabe y a soufflé comme en Tunisie ou en Égypte, qui se souvient qu’en 2011, une des icônes de la mobilisation féminine dans l’antique « Arabie Heureuse », Tawakkul Karman, était l’une des trois lauréates du prix Nobel de la Paix ? D’ailleurs, que sait-on de ces silhouettes, vêtues d’amples robes noires, qui déambulent dans les rues de Sanaa ? Quelle est leur vie, leur vision de leur statut, de leur univers régenté par les hommes, de leurs traditions ? Quelles sont leurs aspirations, leur conception de la liberté ?
La voiture d’Intisar, très justement sous-titré Portrait d’une femme moderne au Yémen, répond en partie à ces questions. Sans être un documentaire, l’album rassemble et synthétise une quarantaine d’entretiens réalisés par Pedro Riera et sa compagne lors de leur séjour d’un an dans le pays. Comme l’auteur le souligne, Intisar n’existe pas. Elle reflète le parcours de plusieurs Yéménites contraintes d’accepter la loi des mâles. Ce choix d’un personnage symbolique s’explique non seulement par les dénominateurs communs aux témoignages recueillis, mais aussi, voire surtout, par un souci de protection à l'égard de ces visages et ces voix qui ont livré leur réalité. Bien que parfois un peu haché, le récit parvient à ne pas se contenter d'une juxtaposition d’anecdotes, en suivant une trame générale. Celle-ci se focalise sur la relation de l’héroïne avec son père et sur les espaces de liberté qui lui sont laissés ou qu’elle s’octroie.
Basée sur des expériences réelles, l’histoire possède un caractère authentique et décrit avec beaucoup de justesse le sort du sexe faible au Yémen. Elle aborde ainsi différents sujets qui titillent notre curiosité ou nos convictions : le mariage (forcé), le port du niqab, le respect dû au chef de famille ou encore l’obligation de toujours sortir accompagnée d’un wali (géniteur, frère, oncle, fils…). Cependant, de-ci de-là, elle confronte le lecteur à d’autres interrogations, également pertinentes, tournées vers l’appréhension que l’Occident a de l’Islam, son engagement unanime pour défendre les caricatures de Mahomet ou bien sa propension à déclencher des alertes sécuritaires au nom du principe de précaution.
Intisar se fait donc l’ambassadrice de la soif d’émancipation de ses semblables. Elle dévoile quelques instantanés de son quotidien, de ses prises de risque, en apparence bénignes et pourtant loin de l’être dans son pays : conduire, fumer, parler des mecs entre copines – toutes en débardeur. La narration alterne ainsi des passages à visage découvert, d’autres au volant – la Corolla de l’héroïne constitue à elle seule un défi aux interdits – sous la chape du voile intégral (parfois bien pratique, car qui la reconnaitrait ?), d’autres, enfin la figure prise dans le hijab. Cela n’a rien de choquant et transcrit visuellement bien ce qui est licite ou non en fonction des lieux, espaces féminins et masculins étant bien délimités. Le dessin semi-réaliste de Nacho Casanova accompagne agréablement l’ensemble. Son trait fin est rehaussé par un lavis marron et des grisés qui donnent du relief aux cases, tandis que son découpage précis assure une bonne fluidité.
La voiture d’Intisar constitue une intéressante mise en perspective de la réalité à laquelle sont confrontées les femmes yéménites, du moins en ville et dans un milieu un peu aisé. Telle est la limite de l’ouvrage : l’héroïne est-elle pleinement représentative de toutes les Yéménites ou seulement d’une fraction qui a accès à l’éducation et n’est pas dans le besoin ? Quelle que soit la réponse, voilà un album des plus intéressants qui invite à la réflexion. À lire.
C’est bien la première fois que je lis une bd qui traite de la condition féminine au Yémen. Il est vrai que les occidentaux n’ont pas une bonne vision objective des choses lorsqu’il s’agit d’évoquer le monde arabe. Il y a tout de suite plein de préjugés et de stéréotypes qui alimentent un peu plus la haine liée au fameux choc des civilisations.
Il est vrai que les auteurs occidentaux, Pedro Riera et son épouse Nacho Casanova, n’ont passé que huit mois dans ce pays. Etait-ce suffisant pour se faire une idée précise ? Ils mettent en scène une héroïne imaginaire mais se basant sur les différents témoignages recueillis et qui sont autant d’expériences vécues. Je dois bien avouer qu’ils ont réussi à faire la part des choses sans tomber dans le manichéisme ou la facilité.
Le statut de la femme au Yémen serait à comparer avec celui d’un animal domestique en France où l’on doit obéir aveuglément aux maîtres ? Il ne faut pas oublier que le droit de voter en France pour les femmes n’a été acquis qu’en 1946. Je vois encore de vieux couples où l’homme domine sur la femme reléguée aux tâches ménagères. Par ailleurs, le salaire des femmes est inférieur à 30% à celui des hommes pour le même poste dans la plupart de nos entreprises. Bref, on ne va pas faire la morale aux autres. Sans doute, ce pays pauvre a encore besoin d’évoluer pour surpasser cette ségrégation entre les hommes et les femmes.
C’est visiblement l’Arabie Saoudite qui a influencé les yéménites sous l’influence populaire d’une drogue à mâcher en ce qui concerne le port de la burqa et du niqab il y a une vingtaine d’années. Ceci n’est même pas lié à la religion du coran mais à une coutume qui s’est progressivement transformée en norme. Le fait de ne pas en porter entraîne le qu'en dira-t-on. Or l’image semble être la valeur primordiale dans cette société. Cela entache la liberté des femmes. Bref, il y a toute une logique qui est décortiquée et que je ne soupçonnais même pas. La discrimination et la violence envers les femmes est le lot quotidien sans compter le mariage forcé des fillettes et de leur consommation.
Pour autant, le fait de se dissimiler peut également procurer certains avantages qui seront également exploités dans cette bd. Bref, ce n’est pas une vision manichéenne mais qui tient compte du particularisme. Mon sentiment personnel est celui de l’espoir que les femmes (souvent plus intelligentes que les hommes abêtis par leur qat dont ils mâchent les feuilles) puissent se délivrer et acquérir à terme les mêmes droits. Le personnage d’Intisar montre une forme de résistance qui préfigure un mouvement de révolte sociale dans le futur. En yéménite, Intinsar veut dire victoire.