S
i les livres de Nadja sont essentiellement destinés aux enfants, ceux qu’elle compose pour le public adulte lui sont résolument adressés. Les filles de Montparnasse ne déroge pas à la règle et fleure bon le drame. Fin dix-neuvième, dans le Paris de la Belle Époque, quatre demoiselles partagent un non moins bel appartement dans le quartier sus-cité. Quatre jeunes filles en fleurs pour lesquelles l’heure de la fanaison semble, déjà, sonner sur l’horloge de la vie.
La séquence dans une grotte qui ouvre cet album fait visuellement écho à une scène du chef-d’œuvre pour jeunesse de l’auteure, Chien bleu, conçu en 1989. Il s’agit d’un rêve, perturbé ; celui d’Amélie. Réveil pour celle qui sera au cœur de ce premier tome. Tout de bleu-outremer vêtue, a priori douée pour l’écriture, elle ne dépasse cependant pas le stade de l’intention dans ce domaine et se cantonne à corriger des textes d’écrivains ayant pignon sur rue. Alors qu’elle allait profiter d’un entretien avec un éditeur pour enfin évoquer ce désir de franchir le cap, un désintéressé "il y a déjà tellement d’auteurs" lui est assené. Cette douche froide ne sera que la première de la journée, dans la foulée, un passé douloureux ressurgit sans prévenir, violemment.
Pendant ce temps-là… Garance, la rentière, se consacre à ses pinceaux, toute à son ambition de bousculer le classicisme de son époque. Élise, la frivole, cherche à percer dans la chanson, ce qui lui permettrait de quitter l’obscurité du vestiaire pour les lumières de la scène. Rose-Aymée, la plus délurée, modèle de profession, promène son insouciance plus ou moins dénudée et lascive dans l’appartement et ses environs. Douce torpeur, éphémère torpeur ? Le destin de certaines de ces belles oiseuses s’emballe. L’une d’elles s’interroge, "C’est ce que tu voulais ?", face à un miroir qui ne peut que lui renvoyer sa pitoyable image face à cette question sous forme d'affirmation. Ce que ne sait pas encore cette ingénue, c’est qu’elle est loin du compte quand elle imagine le pire.
Un grand écrivain, premier volume de cette série, semble inscrire Les filles de Montparnasse dans la lignée de L’homme de mes rêves, en moins dérangeant, mais pas moins cru. Nadja va au fond des choses, au fond de l’humain. Elle suggère autant qu’elle montre, sa peinture est dense, ses plans sont rapprochés, ses couleurs occupent pleinement le terrain, conférant une réelle pesanteur à ce qu’elle raconte. Si certaines de ses cases ont le charme de tableaux, elle n’œuvre pas moins pleinement en auteure de bande dessinée, prenant un plaisir manifeste à agencer les éléments dans ses planches, jouant avec les teintes, avec les gestes, tout en maintenant une parfaite fluidité de lecture, notamment grâce à l’expressivité qu’elle parvient à insuffler à ses personnages. Enfin, il convient de souligner la qualité des dialogues, souvent truculents et justes, qui pimentent le plaisir de lecture.
À la fois contemporaine - cette cohabitation s'apparente fort à une colocation étudiante - et intemporelle - la confrontation aux désillusions -, cette tétralogie conserve le charme désuet de l’époque dans laquelle elle se joue grâce au dessin de Nadja. Ce qui est à venir promet déjà d’être passionnant, nul doute que les protagonistes auront chacune des choix cornéliens à faire, dans la veine de celui, terrible, auquel fut confronté mademoiselle Else dans la nouvelle écrite par Arthur Schnizler en 1924, récemment adaptée en bande dessinée par Manuele Fior (Mademoiselle Else).
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