A
ux « temps longtemps », le monde invisible, terre mythique abritant le petit peuple, protégeait les hommes des noires visées du Mal incarné. Il est dit que tous les cent ans, un nourrisson est ravi par les fées et remplacé par un enfant aux pouvoirs magiques, un Changeling, pour combattre le Malin. Une poignée de gardiens veillent sur son sort, le protègent, l’éduquent, le préparant à remplir sa mission. À la fin du tome précédent, Scrubby faisait enfin la connaissance de son alter ego, ce fils d’humain élevé par les sylphes : avec son aide et celle de ses compagnons, Sheela, No More, Rob et Knocker, il s’apprête à l’affrontement final contre le Seigneur du Chaos.
Après un premier volume poétique, empli des mystères du pays elfique, un second plus politique, centré sur un Londres industrieux exploitant ses enfants, la série prenait un tour horrifique avec son meurtrier insaisissable et sanguinaire. Le dernier tome en date était empreint de fantastique, de rituels démoniaques perpétrés dans les sous-sols de lugubres maisons victoriennes. De cet opus final, c’est une dimension résolument épique qui se dégage, un univers de légendes, de fantasy, entre magie immémoriale et secrètes prophéties, l’éternel recommencement de la lutte entre le Bien et le Mal. L’occasion de retrouver toute la verve de Pierre Dubois, jamais aussi éloquent que lorsqu’il évoque les royaumes de Féérie, la grâce irrévélée des multiples créatures fabuleuses peuplant ce monde subreptice.
Dans l’exact prolongement des albums précédents, La nuit Asraï laisse savourer le graphisme si reconnaissable de Xavier Fourquemin, ce numéro d’équilibriste entre réalisme et caricature, fantastique et comique, achevant de donner son caractère original à cette aventure. Aussi à l’aise pour décrire les bas-fonds londoniens que les sous-bois campagnards, son dessin se fait fin et précis dans l’élaboration des décors, mais charge ses portraits de satire, brocardant ses personnages de façon parodique bien que chaleureuse et bienveillante. La mise en couleurs inspirée de Scarlett Smulkowski accompagne idéalement le trait de l’artiste, déployant une belle panoplie de bleus profonds et de verts aquatiques, particulièrement subtils et intenses, ainsi qu’une riche palette de carmins flamboyants - créatures diaboliques obligent -, avec une remarquable constance embrassant les cinq volumes de La Légende du Changeling.
Épreuve finale de ce long récit d’apprentissage, le combat contre le maitre du chaos conclut de manière obligée cette fort jolie série. Par-delà ses héros attachants, le lecteur en retiendra une intrigue prenante, dense - exception faite de cet album conclusif un peu plus léger à cet égard - et adroitement dévoilée : l’intrication de la trame principale et des menées secondaires est en tout point maitrisée. Vision métaphorique de l’antagonisme entre civilisation industrielle et tradition ancestrale, allégorie d’un monde moderne incapable de percevoir la poésie de la gent féérique, voire simple évocation de l’adulte oublieux de ses émerveillements d’enfant, les thèmes privilégiés de Pierre Dubois se lisent en filigrane dans cette quête initiatique riche de sens. Une œuvre qui a toute sa place dans la bibliothèque de l’amateur de fantastique.
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