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uelque chose de profondément personnel taraude Lucie : son rapport à la maternité. Le processus opère de manière diffuse, plus ou moins consciemment, mais il n’en demeure pas moins que tout ce qui l’entoure semble prendre sens par rapport à ce conflit intérieur. À moins qu’il ne s’agisse d’une perception de lecteur. Comme souvent, pour ce qui touche à l’intime, le ressenti tient pour beaucoup du vécu propre à chacun.
Jeune femme sans enfant, Lucie mène une existence plutôt paisible avec celui qui partage sa vie, André, et entretient une relation complice et régulière avec sa sœur, séparée, qui vit avec deux adolescents et une pièce rapportée sur les bras. Loin de se laisser abattre par la situation, celle-ci mène son petit monde tambour battant, avec bon sens et bonne humeur. Puis il y a la génération du dessus, comme figée dans une autre époque, dans un passé douloureux marqué par la mort d’un fils parti trop tôt. Si ce décès n’est guère entouré de non-dits, il ne fait nul doute qu’il pèse dans le subconscient de Lucie. Un jour, en voiture, elle annonce à André qu’elle a du retard. Lui est sincèrement enthousiaste ; elle, elle ne sait pas vraiment, elle se contente d’opiner du chef et de prononcer un timide « je crois » à la question « es-tu contente ? ».
Oui mais il ne bat que pour vous est articulé autour d’un poème d’Heiner Müller construit comme un dialogue, intitulé Pièce de cœur. Chaque réplique sert de titre à un chapitre composé d’une partie bien ancrée dans le réel et d’une autre perdue dans les méandres des rêves de Lucie. Ce livre fait partie de ceux qui posent plus de questions qu’ils ne livrent de réponses. L’auteure, Isabelle Pralong, place le lecteur face à ses propres pensés. Si la plupart des séquences sont relativement courtes dans l’absolu, elles n’en sont pas moins décortiquées avec soin, s’attardant sur le langage des corps, sur les dialogues et sur les silences. Cette manière de faire contribue à rendre perceptible un maximum de subtilités et constitue une véritable invitation à trouver du sens dans les petits riens. Plus complexes, les pauses oniriques d’apprentissage où Lucie se laisse porter par la quête de son singe intérieur - un truc bouddhiste (sic) - peuvent parfois faire perdre pied, ça dépendra du goût du lecteur pour l’onirologie. Néanmoins, sans être léger, cet ouvrage ne manque ni d’humour, ni de vitalité.
Le dessin d’Isabelle Pralong n’est pas sans évoquer celui de Nicolas Presl (L’hydrie, Le fils de l’ours père), notamment parce qu’ils ont tous les deux cette tendance à représenter les visages de profil, avec de gros yeux caractéristiques, mais aussi parce que tous deux accordent beaucoup plus d’importance à la gestuelle qu’à l’exactitude des proportions. Toutefois, la comparaison s'arrête là. L'auteure suisse laisse davantage respirer ses planches, chargeant moins les décors - très dépouillés -, et usant globalement de plans moyens, plaçant ainsi ses personnages au centre de toute chose, ce qui permet de concentrer l'attention dessus. La dernière partie, celle de l'ultime réplique du poème qui sert également de titre à l'album, est magnifiquement orchestrée. Elle opère par parallélisme, et récapitule à la manière d'un rush, dans un long tunnel d’images, ce qui se joue chez Lucie.
Comme dans la vraie vie, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se mettre à la place de l’autre. Ainsi, saisir avec exactitude ce qui se joue dans la tête de Lucie parait difficile, mais c’est bien là l’intérêt de ce livre : impliquer son lecteur !
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