C
anardo s’est forgé une âme dans un environnement abstrait, fait de poésie, de mélancolie et de folie. Depuis L’amerzone - les puristes diront avant - le personnage a été dépossédé de cet univers et a tout perdu avec. Le monde moderne, rationnel, dans lequel il s’est vu propulsé l’a fané instantanément. Il est d’ailleurs étonnant, peut-être même regrettable, qu’il n’ait pas mis fin à ses jours. Certains lecteurs ont opéré d’eux-mêmes, ne cédant plus aux sirènes de la parution annuelle. Les années passent, et parfois, un brin nostalgique, un brin humain, l’envie de voir ce qu’est devenu l’être perdu se fait tout de même ressentir.
Dans l’intervalle qui sépare l’âge d’or de la série et Une bavure bien baveuse, Benoît Sokal a fait le choix de partager une bonne part du travail graphique avec Pascal Regnauld. Le trait s’est définitivement figé, et a enterré toute possibilité d’un retour à des atmosphères brumeuses en eaux troubles. Aurait-ce été la bonne recette ? Pas nécessairement.
L'album s’ouvre sur le commissaire Garenni, avachi sur le zinc, en train de noyer on-ne-sait-quoi dans la boisson. Son téléphone sonne, un braquage ! Le flic titube vers son véhicule, part en trombe vers le lieu du délit, manquant au passage de tuer son lot d’innocents, et arrive sur place, l’haleine suffisamment chargée pour ajouter ce qu’il faut d’adrénaline aux hommes qu’il a sous ses ordres ; les pauvres. Suit une bavure enivrée que les torchons locaux ne manquent pas de relater aux bons citoyens. Les bœufs-carottes sont sur l’affaire, en la personne de madame Manta, froide inquisitrice. C’est là que Canardo arrive, enfin peu ou prou, mais qu’importe. Ce qui importe, dans le cas présent, ce n’est pas tant ce qui est raconté que la manière de le faire, et force est de constater que la manière est là. Quelques longueurs, pas tant que ça, mais aussi quelques scènes d’anthologie, portées par des dialogues qui font mouche, avec notamment ces quelques instants comme en suspens où Canardo retrouve Garenni. Trop bon ! C’est globalement assez plaisant de se plonger dans cette atmosphère éthylique et sordide (pas tant que ça, le ton reste plutôt léger), ou pas un protagoniste n’est là pour rattraper l’autre. Un je-ne-sais-quoi de « tous pourris » qui plane !
Scander aujourd’hui « Canardo est mort, vive Canardo » serait sans aucun doute déplacé, mais le millésime 2011, Une bavure bien baveuse, est plutôt un bon cru et donc une bonne surprise.
Gare au Garenne ! En effet, plus habitué à se faire tirer au fusil qu’à tirer lui même, il commet une boulette aux conséquences fâcheuses. Quand il s’agit d’une boulette policière on a pris l’habitude de parler de bavure, particulièrement quand le bavuré finit au cimetière, ce qui est le cas ici.
Au bout du vingtième volume des aventures de Canardo, on se demande ce qui rend le plus désabusé des palmipèdes de la bande dessinée si attachant. Comment pouvons nous être enchantés par cet univers si désenchanté ? Est ce le bestiaire qui l’entoure ? Il en est de plus éclatants tels que Blacksad, ou bien celui de Walt disney tout simplement. Alors qu’est ce qui fait le charme de cette série ? Il est bien possible que la réussite de cette œuvre réside finalement dans le regard de Canardo : lourd, fatigué et chargé d’un bon quintal d’humanité rehaussé d’un frisottement malicieux qui envoûte les femmes les plus belles malgré l’âge avancé de notre détective, une petite taille que lui impose son état de canard et une condition physique qu’on suppose bien au delà du déplorable, au vu de tout l’alcool ingurgité et de la multitude de cigarettes fumées depuis trente ans. Les yeux de Canardo possèdent le bleu du ciel qui manque aux villes du nord dans lesquelles se déroulent ses enquêtes permettant à l’auteur de décliner toutes les nuances du gris de la palette. Notre détective, béatifié par des hectolitres de bourbon, pourtant conscient des turpitudes du monde, pardonne presque toujours. Débonnaire comme personne, ce canard est bon.
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