L
es livres dont la lecture des premières pages laisse pressentir qu’il s’agit d’un ouvrage rare en ce qu’il contient ne sont pas légions (pour un effet similaire dès les premières lignes, se référer à L’étranger d'Albert Camus). O pribjehi est de ceux-là, parce qu’il va au fond des choses, parce qu’il appréhende sa problématique de manière atypique, nouvelle.
En se gardant bien d’emprunter des chemins balisés (historique, folklorique ou politique), et par là-même attendus, les auteures, Markéta Hajská (anthropologue) et Máša Bořkovcová (ethnologue), livrent une approche de la question Rom centrée sur l’humain. Femmes de terrain, elles expliquent leur démarche comme suit : « il faut commencer à parler des Roms en tant qu’individus et pas seulement en tant qu’ethnie ». Ainsi, elles ont travaillé pendant des années au contact de cette population, et plus précisément, auprès de trois Roms d’origine tchèque et slovaque auxquels elles ont donné la parole, parole retranscrite dans cet album de bande dessinée.
Dans ce travail, elles ont été accompagnées par le dessinateur Vojtech Masek qui a offert une cohérence et une densité graphique à ce projet de longue haleine. Cohérence parce qu’il a donné une atmosphère commune aux trois récits, cohérence parce qu’au-delà de ce qui les rapproche, il a su leur donner du corps, d’une part, en attribuant à chacun une couleur dominante, et d’autre part, en s'accordant quelques libertés en phase avec la tonalité des témoignages, leur personnalité intrinsèque. Densité, au moyen d’un trait qui sculpte les faciès, et d’un lavis qui emplit les planches, comme pour faire le juste contrepoids d’un texte omniprésent et conséquent, mais ô combien riche et nécessaire. Ce dernier sera rendu au lecteur francophone dans un écrin, grâce à une traduction soucieuse de retranscrire pour chaque protagoniste jusqu’à la manière de dire les choses - la traductrice, Milena Fucikova, s’en explique dans un avant-propos qui ne ment pas sur la qualité du travail effectué -, l’immersion est totale. C’est heureux ; Albina, Ferko et Keva ont tellement à dire !
L’album, composé des trois biographies, est donc construit en trois chapitres distincts qui n’ont pas de liens entre eux, si ce n’est par les rapprochements que le lecteur est libre d’opérer, en particulier concernant le paradoxe entre une immense soif de liberté et le carcan constitué par des règles tacites communautaires. Albina, femme entière, va être prise dans ce tourment, déchirée par les contradictions entre son rêve de toujours et la pression du devoir familial. Son histoire est l’occasion de suivre les auteurs et des organisations humanitaires dans le cadre de leur travail auprès de cette population. Ferko, intarissable conteur, invite ses interlocuteurs à le suivre dans ses divagations, au propre comme au figuré. Homme d’un certain âge, que la vie n’a certainement pas ménagé, il est difficile de distinguer dans ses propos ce qui relève du lard ou du cochon. Peu importe, il a l’art, à moins qu’il ne s’agisse d’une nécessité existentielle, d’enrober la réalité dans de très beaux atours. Enfin, la brillante Keva, qui revient sur son enfance et son adolescence avec le regard de la jeune adulte qu’elle est aujourd’hui, guère encline à édulcorer son parcours. Il est vraisemblable que son potentiel se soit brûlé les ailes au contact d’un système scolaire qui ne lui était guère adapté ; un sentiment de gâchis effleure le lecteur.
Il convient de souligner ici le remarquable travail de la maison d’édition Ça et là, qui, encore une fois, offre à ses lecteurs francophones une perle provenant d’un pays dont la bande dessinée est méconnue. O pribjehi, en prenant le temps de s’arrêter sur l’individu, s’éloigne des poncifs et livre un grand reportage sur la communauté Rom. Un chef d’œuvre en la matière.
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