L
a lecture d'un journal découvert sur le corps d'un commissaire politique de l'Armée Rouge, le Comte Gabriel Lazarev, révèle sa vie tourmentée, du Saint-Pétersbourg pré-révolutionnaire de 1897 à la guerre civile contre les Armées Blanches de 1919. Le héros du récit, un narodniki aristocrate condamné pour terrorisme, connaîtra les affres du bagne sibérien et les déchirements des amours contrariées. Ces registres historiques et sentimentaux s'entremêleront tel le fil des Parques pour se dénouer au final dans le sang.
Fidèle à son habitude, Micheluzzi interpelle son lecteur en usant de récitatifs qui sont autant d'interrogations existentielles. Tout est dit dans l'avant-propos : "On parle des autres mais on ne fait que parler de soi"
La fascination de l'auteur pour la geste héroïque et misérable des conflits du vingtième siècle éclate ici à grand renfort d'actions dramatiques et de sentiments bafoués. Evasions, retrouvailles et séparations, les coups de théâtre se succèdent, et renvoient, par leur alternance de rythmes linéaires puis accélérés, au Docteur Jivago de Boris Pasternak, au Raspoutine de Hugo Pratt et à L'Homme de Pskov de Guido Crepax. Toutes ces publications antérieures (Sibérie est paru en 1989 dans la revue Corto Maltese, album Casterman 1991) nourrissent la narration et le graphisme de Micheluzzi. La finesse et l'élégance de son trait tempèrent la brutalité du récit. Il manie les codes de la bande dessinée d'aventure avec brio, jusqu'à inventer des onomatopées d'une criante vérité, à l'exemple de la vapeur d'une locomotive à l'arrêt qui fait Tunf-Tunf et Chouf-Chouf en marche. Une bande-son d'une justesse absolue qui dynamise le sage classicisme des découpages. Les dialogues, souvent poignants, animent le moindre protagoniste d'une touche d'authenticité.
Si d'emblée nous connaissons le sort du Comte Lazarev, Micheluzzi ménage des rebondissements constants et mène son lecteur au rendez-vous ultime en préservant malgré tout une part de suspense. Le choix du noir et blanc densifie l'arrière-plan historique et donne sa vraie couleur au pessimisme ambiant. Oui, cette histoire glacée comme le cœur du héros inconstant est bien une tragédie.
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