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ans la version vidéo de 3’’ (proposée sur le site Delcourt moyennant un mot de passe), le regard du lecteur est placé sans préalable dans un faisceau qu’il ne quittera plus. Projeté vers une scène, il zoome dessus jusqu’à atteindre un obstacle réfléchissant qui le redirige vers une nouvelle scène vers laquelle il zoome de nouveau vers un autre obstacle réfléchissant, qui à son tour… et ainsi de suite. Dans la version papier, l’idée est la même, à la différence près que le mouvement continu du faisceau devient stroboscopique. Le livre, de forme carrée, est constitué de 67 planches, savamment orchestrées de manière identique, dans un trois par trois impeccable de 9 cases carrées. Le tout dans un noir et blanc parfait qui porte la marque de l’auteur de la série Julius Corentin Acquefacques.
Outre un indéniable talent, Marc-Antoine Matthieu est notamment connu des amateurs du 9ème art pour sa propension à explorer et mettre en œuvre les moyens qu’offre la bande dessinée en matière de narration. Ce qui différencie 3’’ des livres précédents de cet auteur, c’est que jusqu’alors, ils étaient, soit ponctuellement traversés par de ces fulgurances qu’il affectionne tant (Les sous-sols du révolu et Dieu en personne pour les plus récents), mais cela était alors au service du récit, soit construits spécifiquement afin de préparer le terrain à l’une d’elle. Ici, ce n’est pas le cas. Marc-Antoine Mathieu va plus loin dans sa démarche - une marche de plus vers le stade ultime -, il s’impose des contraintes formelles de création proches de ce qui se fait (se faisait) dans le cadre de l’OubaPo.
Le faisceau se déplace de manière immuable et improbable - il y a là quelque chose qui fait écho à des fonds d’écran d’une autre époque -, n’hésitant pas à monter dans les cieux pour aller à la rencontre d’un avion pour mieux redescendre vers la trompette d’un supporter de foot, avant d’aller se réfléchir dans la loupe d’un dentiste. Plans larges et plans rapprochés se succèdent, laissant apercevoir des détails anodins placés ça-et-là qui ont leur importance, ou sont simplement là pour la prouesse graphique (ainsi, une mouche comme en suspension représentée sous de multiples facettes). 603 cases qui contiennent les éléments disséminés d’une histoire dans 3 secondes de temps ; autant dire une éternité pour quelques scènes qui se déroulent simultanément, lentement, très lentement.
Il est aisé de deviner les grandes lignes qui ont précédé la réalisation proprement dite. Écriture d’une histoire assez rudimentaire - elle n’est pas l’objet de ce livre, et n’est pas appelée à bluffer outre mesure qui que ce soit -, organisation dans l’espace (ce qui n’a pas dû être une mince affaire), et enfin, choix des éléments qui vont permettre au faisceau de se promener conformément à ce qui a été prédéfini. Ensuite, Marc-Antoine Mathieu a pu se concentrer sur le dessin proprement dit, et organiser ses zooms sur case. Dit comme ça, l’exercice peut paraître simple, mais il ne fait nul doute qu’il n’en a rien été - l’auteur était taillé pour ce challenge. Il a déjà prouvé le caractère méticuleux de ses travaux par le passé, et le résultat est effectivement à la hauteur quant à la forme. Les pinailleurs de tout poil vont être soumis à rude épreuve.
Là où le bât blesse, c’est au niveau du récit proprement dit, dont les éléments éparpillés de-ci, de-là, certainement non sans malice, ne laissent pourtant pas présager qu’en grattant plus loin il y ait une quelconque découverte propre à enthousiasmer le lecteur (pour ceux que ça intéresse, un sujet dédié aux explications possibles a été ouvert sur le site Delcourt : Là). De là à le décourager, il n’y a qu’un pas. Encore une fois, si ce n’est pas là qu’il faut chercher la principale raison d’être de 3’’, c’est sans doute là que se situe la limite de cette performance visuellement répétitive qui pourrait bien en rebuter plus d’un.
Exercice presque scolaire, tout en maîtrise et remarquablement réalisé, 3’’ manque d’âme pour vraiment séduire au-delà d’un public intéressé par la mécanique de la bande dessinée. Reste donc le caractère expérimental, important en soi, et pour les auteurs en général pour ce qu'il ouvre comme possibilités.
"3 secondes", il m'en a fallu un peu plus pour lire l’œuvre de Mathieu Marc-Antoine. Le scénario est dans l'ensemble relativement simple, c'est la forme qui rend le tout original et prouve que la BD est le seul art permettant de jouer avec l'espace et le temps comme nous le faisons dans 3" ; le cinéma ne permet pas ce type d'approche par exemple. Une BD dépourvue de dialogue (en 3", difficile de faire parler les personnages) mais dont les éléments textuels permettre de comprendre l'enjeu. Elle mérite lecture car unique en son genre. En revanche, le scénario manque un peu de consistance à mon gout, même si la relativité du temps qui s'écoule sur 3 secondes est bien présenté et cohérente, il manque un brin de folie pour en faire quelque chose qui me touche. Cependant, merci pour la proposition car c'est toujours agréable de voir que des auteurs sortent des sentiers battus, osent des choses inhabituelles et permettent ainsi aux 9ème art d'exprimer son plein potentiel.
Je salue l'audace et la motivation de Marc-Antoine Mathieu à repousser toujours plus loin les limites de la bande dessinée. Cependant, si le concept de cette BD est stupéfiant, j'avoue que sa lecture ne m'a pas enthousiasmé outre mesure. La faute à un "scénario" qui se révèle être terriblement répétitif (et donc lassant) et un dessin qui, s'il est parfaitement exécuté, m'a parfois donné le tournis ou m'a fait mal aux yeux (les effets de zoom et dézoom en noir et blanc ne sont pas toujours reposants pour la rétine).
A lire néanmoins, tant le concept de cette BD est original.
Du pur Marc-Antoine Mathieu. Avec cet album, l'auteur continue d'inventer et d'explorer les possibilités et limites de la bande-dessinée. La performance est à souligner mais, surtout, la lecture reste agréable. Une fois l'album fermé, on a même envie d'y revenir pour en analyser les détails...
Excellent album, l'idée de départ est astucieuse, et elle est réalisée avec brio! Avec cet album Marc antoine Mathieu nous montre une fois de plus ses talents et son originalité qui le caractèrise.
Par contre je ne classerai pas cette série dans le genre "fantastique".
Quand un texte explicatif introduit un livre, en l'occurrence une bande dessinée, le lecteur a le choix entre s'y conformer, à la manière d'un mode d'emploi suivi à la lettre, ou passer outre. Considérant que le dit texte, qui tient aussi bien du paratexte que de l'oeuvre elle-même, entend orienter la lecture dans une certaine direction, la question se pose de savoir, après une première lecture, si l'orientation ainsi donnée au départ se révèle, à l'arrivée, en adéquation nécessaire avec le corps de l'oeuvre à proprement parler.
Dans le cas présent, plus d'un élément permet d'en douter. En règle générale, il convient de distinguer l'interprétation que présente une telle notice, des autres interprétations possibles à la lecture et à la relecture. Malgré l'argument d'autorité, appuyé par la force du verbe, les quelques lignes censées apporter un éclairage sur un album dominé par l'image visuelle, se révèlent parfois sous le jour d'une simple représentation a priori ou a posteriori. La narratologie structuraliste pensait la critique littéraire comme un prolongement de l'oeuvre. Il faut envisager dans cet avertissement l'éventualité d'un embryon critique. Or toute critique est discutable, y compris le présent avis, dans la mesure où elle se situe, en tant que prolongement, dans l'extériorité de l'oeuvre, dans sa périphérie.
"Cet ouvrage se propose de relater la trajectoire de la lumière", mais le lecteur n'a aucune idée de cette trajectoire: à supposer que cette lumière soit une, sa source n'apparaît pas. Une lampe allumée au-dessus d'un visage, dans la deuxième planche, suffirait à démentir ce constat, sauf que la lumière émise par une petite ampoule électrique ne pourrait affirmer de trajectoire visible jusqu'aux lointains satellites quelques quarante pages plus loin. Le lecteur n'a aucune idée de cette trajectoire: à supposer que cette lumière soit une, la séquence graphique, et donc la fragmentation visuelle, empêche toute perception globale du parcours de la lumière. Aucune case ne permet d'embrasser d'un seul regard toute la distance d'un segment qui demeure invisible. Le point A et le point B restent des inconnues. L'espace de la bande dessinée est un espace elliptique, brisé, nourri de rupture et de non-dits. Le lecteur n'a aucune idée de cette trajectoire: à supposer que cette lumière soit une, une telle supposition se heurte à l'obstacle des sources multiples que sont les lumières de la ville, les lumières des étoiles et la lumière du Soleil qui éclaire la Lune. C'est la nuit.
"Dans une petite portion d'espace-temps", c'est relatif. En l'absence d'autre précision d'ordre intrinsèque et qualitatif, rien n'est jamais petit ou grand sinon par rapport à autre chose: petit dans l'univers, grand si on glisse progressivement d'un oeil effrayé à la face impassible de la Lune. "Les 3 secondes qui la constituent forment un récit très court", c'est sans compter la différence qui existe entre le temps et la durée, entre d'une part la mesure qui sépare deux instants, et d'autre part la perception de cette mesure selon la position occupée par l'observateur dans l'espace, compte tenu de la vitesse à laquelle il se déplace. Dans la ligne droite de l'Univers, au plus proche de la lumière, là où le temps se raccourcit et s'écoule donc plus lentement, trois secondes équivalent à trois minutes, trois heures, trois jours, trois semaines, trois mois, trois ans voire plus dans la courbure de l'Univers, au plus loin de la lumière, là où le temps s'allonge et s'écoule donc plus vite.
Le spectateur, le lecteur, qui se croyait face au ralenti naturel d'une séquence présentée comme brève, en prise directe avec le vif du sujet dans une décomposition soumise aux lois de la physique, ne contemple peut-être rien d'autre qu'une succession d'arrêts sur image par le truchement d'une caméra numérique dont la bande dessinée serait la représentation fictionnelle. Or, quand on s'arrête sur une image, on peut s'y arrêter plus ou moins longtemps face à un sujet dont la durée devient elle-même plus ou moins longue. L'homogénéité du découpage graphique, à raison de trois fois trois cases de dimensions égales sur l'ensemble des soixante-six planches plus une planche de conclusion, entretient certes l'illusion que chaque case représente un fragment de durée (mais au fond, la durée n'a pas de fragment) équivalente à celle de chacune des autres cases, appelant à une durée d'attention équivalente pour chaque arrêt sur image opéré par l'investigateur, néanmoins l'attention mobilisée par certains détails en particulier pour des raisons diverses, ainsi que la différence de nature, d'une case à l'autre, entre ces détails qui se suivent sans toujours se ressembler, contribuent également à remettre en cause toute perception homogène de l'espace, du temps, de la vitesse, de l'arrêt, de la matière vivante ou morte qui se déploie entre ces paramètres.
Ce que la bande dessinée permet de souligner, c'est le paradoxe de la coexistence entre l'enchaînement chronologique et la simultanéité, entre le temporel et l'atemporel, entre l'instant et la durée. Somme toute, c'est une évidence: à échelle humaine du temps et de l'espace, tels qu'ils sont vécus par le commun des mortels, l'arrêt sur image d'une balle en train de sortir de son révolver (planche 34) induit une temporalité forcément plus brève que celle, par exemple, de la Terre observée depuis l'espace (planche 50). Comme le blanc et le noir, comme la vie et la mort, comme la lumière et l'ombre, comme la perfection formelle de l'itération iconique vue de loin et la matérialité vibrante des contours vus de près (observer l'évolution du trait en planche 2), comme la rigidité monumentale d'un gratte-ciel d'où un sniper s'applique à verrouiller sa cible (planche 36) et l'écoulement éphémère de quelques gouttes de sueur sur le visage du passager d'un avion (planche 18), comme la fermeture parfaitement illimitée de deux miroirs qui se font face (planche 66) et l'ouverture imparfaitement limitée d'un nuage dans le ciel nocturne (planche 51), deux types d'images se complètent et s'équilibrent pour aboutir à ce chef d'oeuvre de pensée, d'esthétique, d'art pictural et séquentiel et, pour ne pas donner entièrement tort aux quelques lignes d'introduction, de polar ludique et interactif que constitue "3 secondes": les images qui projettent le spectateur dans l'instant fugace, et celles qui lui laissent entrevoir, dans une perception tantôt angoissante, tantôt apaisée, le visage de l'éternité, la condition métaphysique soujacente à la condition humaine; surtout: le langage de l'image plus fort que celui des mots.
Le lecteur a le choix: considérer que le plus important est de décoder les énigmes, ou que l'essentiel est ailleurs, ou encore de laisser cette question ouverte. "A chacun de se faire sa propre idée". Là, entièrement d'accord.