S
oil Newtown est une ‘ville nouvelle’, une sorte de banlieue résidentielle artificiellement créée au milieu d’un désert. Alors que rien ne semble pouvoir briser la tranquillité de cet endroit paisible, la petite communauté se voit soudainement secouée par la disparition mystérieuse d’une famille entière. Le capitaine Yokoi, un vieil homme vulgaire et sexiste, et le lieutenant Onoda, une jeune femme célibataire extrêmement timide, sont appelés en renfort pour résoudre cette affaire qui laisse les policiers locaux perplexes. Alors que les indices se font rares et que les phénomènes étranges se multiplient, l’apparence harmonieuse du village commence à montrer des failles et les nombreux comportements suspects finissent par attirer l’attention des enquêteurs.
La publication de cette série en onze tomes, signée Atsushi Kaneko (Bambi aux éditions IMHO), marque l’arrivée de manga au sein de la collection Kuri des éditions Ankama. L’histoire est celle de deux détectives chargés d’éclaircir un mystère qui prend vite des proportions hors du commun, mais est également celle d’une ville, isolée de tout et permettant d’installer un huis-clos insolite, qui se réapproprie habilement les codes du thriller et du film d’horreur. Dès l’introduction muette, l’auteur revient sur le passé des terres de Soil Newtown et plante immédiatement un décor des plus énigmatiques. En multipliant les phénomènes étranges et en proposant des personnages aux apparences trop lisses pour être honnêtes, cet album se distingue très vite par l'ambiance étrange qui y règne. Si les habitants révèlent leurs sombres secrets au fil des événements inexplicables, le duo de choc chargé de l’enquête n’est pas en reste et apporte une touche d’humour au récit. Surnommés Moumoute et Gros Thon par les enfants de la ville, les deux anti-héros forment une paire amusante et pleine de contrastes. Cette équipe constituée d’une fille coincée, maladroite et sans charme, et d’un homme corpulent fasciné par ses odeurs corporelles et passant son temps à se gratter l’entre-jambes, fait de son mieux pour résoudre une affaire qui explore les dessous peu reluisants de ce bled tordu, au sein d’une atmosphère malsaine et oppressante.
Graphiquement, Soil se démarque des codes classiques du manga et propose un style assez inhabituel, largement influencé par la culture américaine underground. À l’aide d’un trait épais, l’auteur propose des planches assez épurées, mais qui ne perdent jamais le sens du détail. En livrant des protagonistes beaucoup trop nets, Kaneko renforce encore cette ambiance aseptisée, qui sert de façade à un malaise beaucoup plus profond et incite le lecteur à découvrir les secrets de cette petite bourgade. Si le style graphique de l'auteur ne plaira pas à tout le monde, son talent narratif devrait par contre faire l’unanimité. En proposant un découpage astucieux des planches et en s’attardant par moments avec brio sur les détails anodins du quotidien de cette ville, l’auteur démontre une grande maîtrise de l'art séquentiel et confère un rythme prenant à son récit.
Bien plus qu’une simple introduction, ce premier tome, qui se lit d’une traite, attise déjà la curiosité du lecteur et laisse entrevoir une série très prometteuse.
"Soil" est une nouvelle preuve que le Japon, paradis du manga et culture "supérieure" en matière de bandes dessinnées, n'est pas complètement une île, et que ses artistes peuvent être aussi influencés par l'Occident : car "Soil" a tout d'une synthèse - inspirée, loin de la copie servile - entre "Twin peaks" (des enquêteurs pour le moins fantaisistes aux prises avec un fantastique qui les dépasse) et "Blue Velvet" (l'horreur sous la surface ripolinée de la vie banlieusarde), avec un soupçon de "Black Hole" (le graphisme, qui déroge - enfin - aux codes du manga, mais aussi cette vision de l'adolescence comme une maladie). Alors que ces références (quand même trois chefs d'oeuvre absolus de la culture contemporaine...) pourraient étouffer "Soil", elles le nourrissent au contraire, et sont la base sur laquelle Atsushi Kaneko construit une fable horrifique au final très nippone (les fantômes récurrents des légendes traditionnelles, avec le personnage de Sayuri, par exemple...), qui nous transporte immédiatement dans un univers aussi dérangeant que fascinant. Même s'il faut un temps d'adaptation pour s'habituer à la mise en page et à la narration, et trouver le bon rythme de lecture, "Soil" a déjà tout du futur "classique". On attend la suite en trépignant d'impatience.