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epuis que la Terre a été déclarée zone protégée, les hommes vivent à 35 000 mètres au-dessus d’elle, dans un vaste anneau tubulaire composé de trois niveaux très cloisonnés. Originaire de la strate inférieure, surpeuplée et aux habitations vétustes, Mitsu, un orphelin fraîchement sorti du collège, sait qu’il n’a guère de chances de résider un jour dans la partie supérieure de la station. Suivant les traces de son père mort dans un accident, il entre dans l’équipe des laveurs de vitres. Rapidement, sous la houlette du vieux Jin, il découvre un travail exigeant et parfois dangereux qui lui permet néanmoins de sortir de l’espace confiné dans lequel il vit et, surtout, de pouvoir, à l’occasion, admirer cette attractive planète bleue interdite d’accès…
Station spatiale, le mot évoque des astronautes, des fusées, des explorations interplanétaires, des aventures intersidérales à travers les galaxies, voire la découverte d’autres formes de vie ou même des combats épiques à bord de vaisseaux interstellaires. Bref, une certaine intensité, une urgence de tous les instants, un qui-vive quasi permanent. Mais sans doute pas un quotidien relativement morne et assez peu engageant transplanté à quelques kilomètres de la surface terrestre. Pourtant, c’est ce que propose Hisae Iwaoka (Yumenosoko) dans La Cité Saturne ; du moins, en partie.
L’auteur dépeint en effet une société très stratifiée qui, ayant quitté la Terre, mène sa petite vie plus ou moins tranquillement à bord d’une gigantesque structure annulaire entourant notre bonne vieille planète. De conquête d’autres mondes ou de rencontre avec d’éventuels aliens ? Il n’en est nullement question. Au contraire ! Conscient du besoin de l’être humain, aussi avide de voyage soit-il, de conserver un port d’attache, une origine d’autant plus recherchée qu’elle est éloignée du déraciné, Iwoaka souligne que l’anneau a été construit suffisamment près de sa métropole pour toujours l’avoir dans son angle de vue. La proximité et la distance du globe terrestre sont non seulement à l’origine du métier de laveur de vitres qu’exerce le héros, mais se révèlent également propices aux aspirations de certains protagonistes – ils se sentent attirés par la Terre et voudraient la rejoindre - comme à leurs interrogations (pourquoi doivent-ils en demeurer éloignés ?).
Les trois premiers tomes de la série tournent ainsi autour du quotidien de Mitsu, à la façon d’une tranche de vie, et sont rythmés par ses différentes rencontres – professionnelles ou amicales. Cependant, ils abordent aussi des thèmes forts, à commencer par les inégalités nées d’un système à deux vitesses et qui se traduisent par une occupation de l’espace inégale ou un sens biaisé des réalités chez les riches clients. Derrière ce cloisonnement entre nantis et pauvres, se dessinent les prémices d’une lutte sociale, concrétisée par le remplacement progressif des nettoyeurs par des robots ainsi que par la démolition des habitations vétustes du niveau inférieur. Par ailleurs, la (toute) puissance d’un gouvernement de type autocratique, qui ne cesse d’interdire et de surveiller, se dessine peu à peu. Enfin, quelques énigmes, formant autant de quêtes, affleurent. Il s’agit d’abord pour Mitsu de démêler les raisons de la mort de son père - était-ce vraiment un accident ? -, ensuite, pour Sotâ, un jeune ingénieur de basse extraction, d’enquêter sur la réalité des prétendues expéditions envoyées sur Terre par le pouvoir – s’y rendent-elles réellement et pourquoi les résultats restent-ils inconnus ? Ce dernier mystère, marqué par l’intervention de militaires, s’annonce comme une piste des plus intéressantes et sensibles pour la suite.
À la singularité d’un scénario assez contemplatif répond le graphisme non moins particulier d’Hisae Iwaoka. Doté d’un trait fin, son dessin campe des personnages aux traits parfois caricaturaux, comme en témoigne l’allure générale du bien nommé monsieur Tanuki. Les têtes rondes aux yeux étrécis s’avèrent très expressives, tandis que leur dégaine peut paraître, par moments, un brin enfantine quel que soit l’âge des protagonistes. Un grand soin est, en outre, apporté aux décors qui donnent une bonne idée du milieu dans lequel se déroule le récit et prolonge, en images, la disparité flagrante entre la strate du bas, sombre, et celle du haut, éclairée par la lumière stellaire grâce au lavage des carreaux. Le découpage équilibré ainsi que l’utilisation de plans cinématographiques réussis confèrent un dynamisme certain à un ensemble pourtant empreint d’une certaine nostalgie.
Calme et poétique, Cité Saturne s'éloigne résolument des productions habituelles et plus encore de celles du genre auquel la série se rattache. Pour autant, ce manga dépayse, captive et interpelle à tous ses niveaux de lecture. Alors, si de prime abord, il pourrait sembler moins attrayant qu'un bon vieux space opéra, ce serait dommage de passer à côté d'un tel titre.
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