I
gort - l’auteur - se rend en Ukraine pour se forger une opinion, par lui-même, de l’évolution postsoviétique du pays. Sur place, il est très vite confronté à ce rapport mal défini au « grand-frère » russe (Révolution Orange, crise du gaz de 2006 et résultats des élections présidentielles de 2010), cette ambiguïté relayée par les médias occidentaux quand ils ne s'en tiennent pas à Tchernobyl. Partant de ce constant, il décide d’aller plus loin et entreprend une remontée dans le passé pour se focaliser rapidement sur la terrible famine qui a décimé ce peuple entre 1932 et 1933 : l’Holodomor.
La route qui mène vers ce retour sur les années sombres du communisme emprunte une voie assez tortueuse qui, si elle permet d’éviter certains raccourcis, donne un rendu qui s’avère décousu par instants. À la façon d’un documentaire télévisé - ambiance Arte -, l’auteur, après avoir introduit son propos, alterne de courts textes (extraits de documents et commentaires) et des retranscriptions des témoignages recueillis sur place. D’un point de vue graphique, le dessinateur fait montre d’une certaine intelligence de situation, adaptant sa mise en scène aux différentes séquences. Quand il laisse la parole à ses « témoins », il adopte un type de narration très classique qu’il délaisse pour une approche qui n’est pas sans faire penser au carnet de voyage lorsqu'il reprend la main pour évoquer l’époque. Le dessin est sans concession, froid et dur, très proche de l’idée d’austérité qui domine dans l’imaginaire collectif quand il est question du bloc de l’Est. Cette impression est en partie due aux couleurs ternes utilisées, qui confèrent une ambiance « passée » à l’ensemble. Mais pas seulement : les corps, et surtout les visages - la couverture de l’album en propose un aperçu éloquent - portent le poids des souffrances endurées. Il y a, sans qu’il soit possible de comparer le parcours des deux auteurs, une résonance avec le travail de Nicolaï Maslov, auteur russe autodidacte publié pour la première fois à 50 ans (Une jeunesse soviétique).
Le fond n’ayant rien d’une fiction, loin s'en faut, la méthode d’Igort a, semble-t-il, ses limites. D’une part, en ne se mettant pas réellement en scène (à la différence d’un Joe Sacco par exemple) et en restant en « voix off », il ne donne pas vie aux documents qu’il expose. Les textes qu’il cite semblent comme jetés en pâture au lecteur : il leur manque un contexte qui les crédibilise (quelles démarches a effectuées l’auteur ? Où les a-t-il trouvés ?). Le procédé généralisé ne peut, à force, qu’interpeler. D’autre part, les éléments qu’il recueille le sont auprès d’individus dont la vie a été broyée. Le sentiment qui en résulte est celui d’une répétition plus où moins systématique d’un parcours identique. Aussi, sans remettre cause la bonne foi de ces femmes et hommes ayant souffert dans leur chair et dans leur tête, il s'agit de souligner comment en s’en tenant à un échantillon restreint et concordant, l’auteur a réduit son angle d’observation. Cela devient gênant lorsqu’il en tire des conclusions assez péremptoires dans les dernières pages. C’est dommage, car il s’en serait tenu à montrer le fruit de ses rencontres, son tout s’en serait trouvé plus cohérent, voire plus percutant. En livrant sa vérité alors que les tenants et aboutissants de cette famine sont encore mal connus – après tout, le Mur n’est pas tombé il y a si longtemps -, il s’écarte du cadre du reportage pour celui de la subjectivité.
Les cahiers ukrainiens constitue un ouvrage intéressant parce qu’il participe au devoir de mémoire. Néanmoins, il est possible de regretter le pas dispensable que franchit l’auteur sur la fin. Le second volume de ce diptyque doit aborder la Russie sous un angle similaire et apportera peut-être un nouvel éclairage sur le contenu de cet album.
C’est bouleversant une fois de plus (J’ai lu Les Cahiers ukrainiens seulement après avoir découvert Les Cahiers russes). Les témoignages sont d’une force extrême. On ressort de cette lecture tout étourdis à la fois par l’horreur des faits ainsi que par la beauté du dessin, jamais redondant avec le texte. Époustouflant.