À Buenos-Aires, de nos jours. Tandis que son poste de radio égrène les chiffres inquiétants de la pauvreté en Argentine, le vieux Huergo est plongé dans un livre. Ce livre, le Livre du titre, est une édition allemande du Joueur d’échec, une nouvelle de Stefan Zweig. Cet écrivain autrichien s’est donné la mort en 1942 au Brésil où, fuyant le nazisme, il s’était exilé. Huergo, amateur d’échecs, bibliophile et ancien libraire, raconte alors le parcours imaginaire -mais probable- d’un exemplaire de cet ouvrage dont il avait fait l’acquisition en 1954 et qu’il perdit, dix ans plus tard, avec la vente de sa bibliothèque.
En 1942 des agents nazis débarquent en Argentine sous couvert de la création d’une exploitation forestière en réalité destinée à abriter des biens confisqués aux Juifs. Quand la guerre est perdue, les nazis s’en vont et oublient dans leur précipitation une caisse contenant des livres. Or, l’un d’eux revêt pour eux une importance capitale… Les anciens hommes du Reich n’auront alors de cesse de le rechercher.
Les auteurs José Muñoz et Carlos Sampayo ont quitté l’Argentine au début des années soixante-dix quand leur pays était en proie au désordre et à la dictature. C’est en Espagne qu’ils se sont connus. De cette rencontre naquit la très belle série « Alack Sinner » qui assit leur renommée. Ils poursuivirent leur collaboration dans des albums remarquables tels que Billie Holiday ou Jeu de lumières.
Sans doute est-ce une part de leur histoire personnelle que Muñoz et Sampayo ont reconnu dans le destin de Stefan Zweig. Dans sa célèbre nouvelle l’écrivain relatait une partie d’échec donnée sur un paquebot qui opposait un champion redoutable mais primaire et grossier, à un parfait inconnu. On devait apprendre que celui-ci était un intellectuel longuement torturé par les nazis qui n’avait dû sa survie qu’à la pratique mentale obsessionnelle des échecs. L’issue de la partie recouvrait une dimension prophétique : bien qu’intrinsèquement supérieur, on voyait la défaite de l’intellectuel humaniste face à la stupidité brutale du champion.
L’itinéraire singulier de ce livre, exprimé dans un magnifique noir et blanc expressionniste, est l’occasion d’une évocation symbolique du destin chaotique de l’Argentine après la Seconde Guerre Mondiale. Huergo est un idéaliste qui aime les livres et croit au pouvoir bienfaiteur de la culture. Quand il perd ses biens après une partie d’échecs, c’est Sansegundo, son associé à la librairie, qui lui rachète sa collection. Arriviste, veule et cynique, celui-ci n’aime les livres que pour le vernis social qu’ils peuvent lui procurer. Quelques années après, une poule dépensière provoque sa chute pitoyable mais Huergo ne se réjouit pas, dehors il y a plus grave, les militaires imposent leur loi.
N’y a-t-il pas une certaine malice à faire courir ces nazis, détestant les livres au point de les brûler, après un exemplaire du Joueur d’échec, porteur pour eux d’un secret qui nous semble dérisoire ? Les coupables seront punis, maigre consolation. Car après toutes ces années, la misère règne toujours en Argentine ; cependant, au-delà du constat pessimiste qu’ils offrent sur la nature humaine, les auteurs semblent nous suggérer que, tant qu’il y aura les livres, l’espoir sera permis.
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