L’Art séquentiel, l’une des références incontournables en matière de théorie de la bande dessinée, se faisait rare en librairie. Aussi, faut-il saluer l’heureuse initiative des éditions Delcourt qui ont choisi de rééditer cet ouvrage et d’en faire le premier tome d’une trilogie consacrée à Will Eisner et aux Clés de la bande dessinée.
Le père du "roman graphique" y condense quelques unes des leçons dispensées à l’école des Arts visuels de New York. Huit chapitres soigneusement balisés, illustrés par le maître lui-même, tournant autour de l’imagerie de la bande dessinée, la gestion du temps, l’expression des personnages, le cadre, les procédés narratifs ou l’écriture. Il y est tout à la fois question de l’appréhension du rapport texte-image (apprendre à développer un récit, à le structurer, à le fluidifier en envisageant les problèmes d’espace et de temps), de la problématique de la représentation ainsi que des contraintes et des potentialités du genre (ainsi les applications commerciales ou numériques de la bande dessinée).
Will Eisner se fait fort de révéler les spécificités de la bande dessinée. Celle-ci ne se résume pas seulement à l’association plus ou moins harmonieuse d’un texte et d’une image. S’il est impératif que l’image communique, le texte est parfois dispensable. Eisner parle de narration visuelle ("visual narrative"), d’un art de raconter des histoires en images où il s’agit d’organiser une séquence d’événements afin de "jeter un pont entre les vides de chaque action". Il appartient ensuite au lecteur de combler ce vide, de voir l’invisible et, dès lors, de contribuer intimement au processus créatif. L’une des particularités de la BD se fait alors jour : l’ellipse, l’espace inter-iconique ou, de manière plus prosaïque, le blanc entre les cases, la gouttière, le caniveau. Comme le théoriseront Benoît Peeters (Case, planche, récit - Lire la bande dessinée), Thierry Groensteen (La bande dessinée) ou Scott McCloud (L’Art invisible), la BD s’appuie sur une iconographie parcellaire, un langage où l’icône tient du vocable, où l’ellipse fait figure de grammaire, où la composition de la planche fait office de ponctuation. Ainsi, s’appuyant sur les travaux d’Eisner, McCloud évoquera des "images picturales et autres, volontairement juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et/ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur".
Et si l’on tient la bande dessinée pour un langage, sa vocation première est alors bien moins de créer du beau que de produire une forme de communication avec le lecteur. L’Art séquentiel parvient cependant à remplir ces deux offices comme en attestent des planches parsemées de trouvailles graphiques, d’inventions typographiques, et où la pantomime se met au service de la théâtralité de la plus belle des manières.
Un ouvrage fondateur pour qui s'intéresse un tant soit peu aux coulisses du neuvième Art.
» Lire aussi la chronique du recueil d'entretiens entre Will Eisner et Frank Miller, rassemblés par Charles Brownstein : Eisner/Miller.
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