S
eptembre 1928, un train se dirige vers Berlin avec à son bord, Marthe Müller, la trentaine, provinciale, et Kurt Severing, journaliste d’âge mûr. Dans la discussion qui s’engage, elle lui explique qu’elle vient y suivre des cours à l’académie des Beaux-Arts et lui fait part de son appréhension : c’est la première fois qu’elle va fouler le sol de la capitale. En réponse, un discours peu rassurant, celui d’un homme au naturel inquiet, mais aussi assez lucide sur la tournure que prennent les événements en Allemagne. Arrivés à destination, ils reprennent chacun leur route.
La création de fictions qui prennent pied dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, période complexe et flottante, n’a sans doute rien de simple, mais si ce contexte est bien exploité, elles peuvent offrir une bande dessinée de tout premier ordre. Il en va ainsi, sur un ton plus léger, des Enquêtes de Jan Karta, de Dal Pra' et Torti, et, dans une approche davantage ouverte sur le monde, de L'histoire des 3 adolf de Tesuka. Point commun avec ces albums, la ligne claire qui confère au récit un ton résolument désuet, propice à laisser l’imaginaire du lecteur s’installer dans l’époque. Cela est d’autant plus notable chez Jason Lutes qui, tout en usant d’un style épuré et esthétique, effectue un travail remarquable pour donner une âme à cette ville. Libéré des contraintes d’espace lors de la réalisation, l’auteur s’est octroyé une grande liberté de narration. Son découpage utilise toutes les possibilités inhérentes à l’agencement des cases, ce qui lui a permis de développer un rythme varié. Méticuleux et créatif, il explore différentes gammes de cadrage, jouant avec les angles et la profondeur (vues aériennes, plans rapprochés), parfois avec audace (le cabaret vu de la scène, derrière les artistes), et livre ainsi une interprétation de Berlin qui porte sa marque. Tout comme, certes dans une autre mesure, la représentation de Paris par Tardi, et celle de Bruxelles par Schuiten, sont maintenant ancrées dans l’imaginaire collectif du 9ème art.
C’est donc sur une rencontre, celle de Marthe et Herr Severing, que Jason Lutes lance sur les rails Berlin - la cité des pierres. La tonalité est donnée dès les premières pages : mon tout doit être plausible, accessible et prenant. Il en va ainsi de cette parenthèse en compartiment qui sonne juste et évite la facilité. D’un côté, le regard de l’oie blanche, un brin naïf et méfiant, ne tombe pas dans l’excès. De l’autre, l’expérience et la conscience trouvent leurs limites confrontées à la réalité. Lâchés dans la ville, ils vont lever le rideau sur le théâtre berlinois sous la république de Weimar. Le milieu des étudiants en Art, insouciant dans son quotidien et radical dans ce qu’il porte, symbolise bien le paradoxe du temps. La misère gagne du terrain à grands pas et, à côté d’une certaine frivolité ambiante, se montre d’une rare violence pour la majorité. Le nombre de ceux qui n’ont plus rien à perdre ne cesse de croitre et, dans les ruelles délabrées, la colère fait plus que gronder : elle s’organise. Les partis extrémistes peuvent se frotter les mains, l’atmosphère est à point pour servir leurs sombres desseins.
La paisible scène d’ouverture est déjà bien loin. Alors que cette réédition annonce l’arrivée imminente de la suite, les personnages se sont multipliés comme autant de points de vue pour saisir la complexité de la situation, et - au final - c’est bien Berlin qui se révèle dans le rôle principal. Dense et passionnant !
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