R
êver. En profiter pour ouvrir les vannes de la retenue. Revivre quelques instants forts dans leur intégralité, en en respectant chaque détail. Ou, au contraire, en rectifier certains aspects, ou carrément les travestir, voire les chambouler. Ou bien "vivre" ce qui semblait hors de portée, s'ouvrir à l'irréel, perdre le contrôle. Au point que tout ce qui vient d'être évoqué se mélange, sans pour autant que le fil, même s'il défie la rationalité, échappe au spectateur de ses rêves.
Voici en quelque sorte ce que propose Les somnambules, le joli livre de Randall C. Joli, le terme est dérisoire, simple, paraît peu inspiré, et pourtant, c'est celui qui vient lorsqu'on parcourt l'album. Pas d'onirisme abscons, d'envolées qui vous laissent au ras des pâquerettes lorsque l'auteur prend de la hauteur, pas de délire visuel qui entame la rétine et chahute l'intellect autant qu'il l'anesthésie. Juste le parcours de deux petits personnages, une femme et un homme, qui traversent des pays d'abord réels, puis la mer, puis d'autres pays, imaginaires cette fois. Au cours de leur périple, ils feront des rencontres, aussi étonnantes que les territoires parcourus. Des personnages porteurs aussi d'histoires, qu'ils écouteront, avant de reprendre leur chemin. Leurs étapes seront entrecoupées par les interventions d'Igor et Olaw, duettistes de la réplique qui fait mouche, naufragés involontaires, gagmen selon la volonté de Randall C.
Le principe adopté, c'est celui, comme l'indique l'auteur, de "la boîte dans la boîte dans la boîte...", le déroulement en cascade, auquel il est difficile de résister. Tout à tour, et même simultanément, poétique, charmante, drôle, absurde, égrillarde, délirante (sans excès), l'invitation à rêver éveillé ne se refuse pas. Le dessin est dans la veine du sujet. Pas de place pour un réalisme clinique, place à l'essentiel, au signifiant (une gageure dans ce contexte), ce qui n'exclut pas le charme, les volutes aériennes et un jeu de trames qui, selon les besoins, berce ou dynamise. Grâce au style, le chemin, les tableaux successifs, déroutent mais ne perdent jamais.
Si Les somnambules a bien un défaut, c'est précisément celui des rêves. Pour peu qu'on s'y abandonne, qu'on y trouve une chaleur douillette et confortable, qu'ils nous parlent, l'envie se manifeste d'en ralentir le rythme, d'en retarder la fin. Pour profiter de chaque instant, mais aussi de crainte que le suivant soit d'une intensité ou d'un goût inférieur. Doit-on finir cet album plutôt que d'en rester au passage où l'on se sent si bien ? Heureusement, la curiosité fait son œuvre et si d'aventure un passage ou deux ne valent pas les précédents, ceux avec lesquels on se trouvait en phase, la mémoire sélective fera son office. Et puis il doit y avoir bien pire reproche fait à un livre que celui de vouloir en suspendre la lecture pour qu'il ne se finisse jamais...
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