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amais depuis les aventures du Spirit, Will Eisner n’a cessé de dépeindre New York. Life in the Big City y est entièrement consacré. La Ville s’attachait aux rumeurs, aux odeurs de la cité, à ses attributs physiques. Il s’agissait de s’imprégner de son ambiance, d’en ressentir la démesure, d’en apprivoiser les gardiens, les sentinelles immobiles. Un survol, tout au plus, avant de plonger au cœur de la citadelle, d’en explorer les entrailles, les turbulences, les mutations géographiques ou la disparition des gens et des endroits qui les ont vus grandir. Plus que des édifices sans vie, les lieux d’habitation sont "incrustés de rires et tâchés de larmes".
Là, un immeuble (The Building), ou plutôt une réminiscence, un souvenir entretenu par quelques âmes perdues. La bâtisse vient d’être rasée. En lieu et place, un bâtiment flambant neuf s’élève désormais. Sur le perron, quatre fantômes, d’anciens occupants qui peinent à se libérer des vestiges. A la fin, ils accompliront ce qu’ils n’avaient jamais réussi de leur vivant. Puis, dans la deuxième partie du recueil, Eisner livre quelques notes éparses, arrachées d’un cahier à spirales (City People Notebook), où il apparaît, croquant sans répit des scènes de la vie urbaine, flanqué d’un nain étrange. De courtes vignettes se succèdent comme autant d’instants volés, d’historiettes dérisoires ou cinglantes. Le reportage, auquel se mêlent l’ironie et le sentimentalisme, se fait intemporel, se teinte de réalisme social, et le carnet de notes, grâce au talent de l’observateur, flirte avec l’analyse ethnographique.
Le dessin et les expérimentations visuelles et typographiques de l’artiste confèrent à la narration une fluidité à nulle autre pareille. Will Eisner s’affranchit du cadre, parfois même de la césure. La dissolution de la structure de la planche laisse place à de grands espaces où la ville se déploie, resserrant son emprise sur les habitants. Ces derniers sont autant de pantins élastiques et désarticulés dont les attitudes caricaturales et les mimiques évoquent la pantomime. Comme si les personnages, placés dans un décor qui les dépasse, devaient multiplier les gestes pour être compris.
>>> Lire aussi la chronique du premier tome de la trilogie, La Ville.
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