« Fruit de la mémoire pour elle… de l’imagination pour moi », Stéphane ne parvient pas à mettre un visage sur ce grand-père auquel sa maman le compare bien volontiers. Tout juste quelques qualificatifs entendus permettent à l’enfant de projeter dans son esprit une image de cet homme sur lequel plane le sceau du secret, tant son passé est chargé d’effroyables jardins. Sur ce corps massif, une tête de sanglier, tout aussi terrifiante que terrifiée, va s’imposer comme substitut. Puis les années passant, le voile va se lever sur cette fin de seconde guerre mondiale qui, dans cette famille, comme dans tant d’autres, laissera de profondes séquelles.
Par petites touches, Stéphane Levallois amène son lecteur sur les chemins qui l’ont conduit à coucher sur papier cette part intime de l’histoire de ce grand-père qu’il n’a pas connu. La maison de sa grand-mère, au mobilier et confort d’une autre époque, silencieuse, est propice à laisser vagabonder ses pensées. Alors que le contexte se met en place, doucement, c’est au détour d’une peur enfantine qui se révèle, que l’absent des lieux lui apparaît. Sa puissance physique, symbolique, cède rapidement la place à une détresse sans fond, merveilleusement retranscrite par un graphisme d’une force évocatrice peu commune. Le dessinateur démontre une capacité rare à exprimer la palette des sentiments avec une justesse confondante, jouant de la technique du lavis avec virtuosité.
L’enfant cède la place à l’homme à tête de sanglier, c’est de son vécu dont il s’agit. Le rythme n’accélère pas pour autant, se mettant au diapason de l’allure tranquille du bonhomme, père de deux petites filles, dont l’une est la mère de l’auteur. Le calme avant la tempête. 1942, l’occupation. C’est par des faits anodins que la terreur propre à l’époque transparaît, quand le moindre geste se charge de sens, quand la plaisanterie peut tourner au drame et quand la suspicion est omniprésente. Les relations s’en tiennent alors à la façade des choses. La peur de l’autre, dont on ne connaît finalement rien et dont il convient dès lors se méfier, rongent les relations. La grand-mère de Stéphane, dont il dit n’avoir jamais vu le sourire, est littéralement terrorisée. Son mari semble plus distant avec cette atmosphère pesante, comme légèrement inconscient que ce qui se passe n’a rien d’un jeu, et surtout pas sa participation aux actions de résistance locale. Et quand, sans prévenir, la claque du réveil va tomber, elle va broyer ce géant, sans rémission envisageable.
Les cases qui s’enchaînent alors, regorgent chacune d’une telle violence, tant réelle qu’évocatrice, que le lecteur va se trouver emporté dans un flot sensitif atroce, face à la guerre et ce qu’elle a d’immonde. Cet album est dur. Le scénario, mené avec une grande intelligence dans l’acheminement des données, est porté par une narration fluide qui nécessite juste de prendre le temps de s’attarder sur le sens des dessins. Faut-il s’en plaindre, face à pareille richesse émotionnelle ? Tout juste est-il possible de noter quelques faciès assez semblables qui peuvent parfois nécessiter de ponctuels allers-retours dans l’album. Pas de quoi se formaliser, cette bande dessinée offre la possibilité de prendre son temps.
Beau, poétique et brutal.
Lien vers : La Chronique du Dernier modèle (le)
Lien vers : le site de Stéphane Levallois
Je n'ai pas encore lu le tome, mais ceux qui se posent pourquoi un "sanglier" pour le grand-père?
La réponse vient de l'analyse psychologique; tout simplement "SANG" "LIER", les liens du sang dans la famille, l'histoire commune...
Je me pose la question sur l'auteur, erreur inconsciente?
Bref, rien que pour cela le titre devient très évocateur
Tout est dit dans l'excellente chronique : beau, poétique et brutal.
L'auteur évite les bons sentiments avec pourtant une part d'intime assez présente et beaucoup d'émotions grâce un dessin et un encrage puissant. Aussi beau que brillant.