A
lors que rien ne le laissait présager, Gabriel, peintre reconnu dans le microcosme, quitte son épouse, délaisse par là même son enfant, Lucchia, et part se perdre en province où il a acheté par internet une vieille maison isolée dans les blés. Coup de tête ? Peu importe, le voilà seul face à une création dans laquelle il ne se retrouve pas, un amour dissout dans le temps et sa fille qui a grandi et qu’il ne reconnaît plus. Un beau matin, sans crier gare, Lucie, une jeune femme du pays entrouvre la porte de sa demeure avec une assurance déconcertante et un naturel charmant. Cette intrusion va devenir rituelle.
A mi-chemin entre la dureté de l’existence et un flirt avec le monde de féerie, ce récit confronte les tergiversations d’un artiste, marié et père, face à la tentation au sens large. C’est cet aspect des choses, ô combien propice à laisser dériver l’esprit, que l’auteur développe, le côté austère se posant en faire valoir. Ainsi, si Lucie a beaucoup d’une chimère, entre des murs porteurs de stigmates et une vieille femme aux allures de sorcière qui assène ses vérités, elle n’est pas seule à jouer sur la frontière du réel. L’allégorie n’est jamais bien loin et les ingrédients pour un conte de fée contemporain sont réunis, mais se gardent bien de franchir les limites de l’invraisemblable.
Là où l’écriture de cette histoire marche pleinement, c’est justement dans cette propension à maintenir un flou, entretenu par un voile poétique, qui n’altère en rien la violence du mal qui ronge un Gabriel en proie à ses contradictions. Une touche d’humour vient parfois même donner un peu d’air, de recul, à la passion ambiante. Cet album est organisé en chapitres, chacun étant introduit par un texte de quelques lignes qui agit un peu à la façon d’ellipses sur la vie passée du peintre, permettant ainsi d’éluder son rendu visuel. Ce principe permet à la partie dessinée de se concentrer sur le présent, excluant pratiquement toute voix off, ce qui rend l’ensemble très vivant. L’agencement graphique spécifique, d’une irrégularité chronique et tout en cassure, bien éprouvé dans le triptyque Une âme à l’amer, donne une narration au rythme intense. Le choix du noir et blanc pour lequel Jean-Christophe Pol avait déjà opté pour la réalisation du Chant du corbeau (le) met en valeur son talent à jouer avec les ombres. Son dessin excelle à exprimer l’intense, que ce soit le sentiment de colère qui confine chez Gabriel à de la fureur où la touche d érotisme bucolique qui parcours l’échine de son livre.
Alors, si les protagonistes peuvent agacer, car littéralement dans leur bulle, il est aussi possible de se laisser happer par cette parenthèse hantée par la passion et les questions qu’elle ne manque pas de poser.
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