E
mprisonnée à perpétuité pour le meurtre de l’assassin de son mari et de son fils, Osayo n’a plus qu’une seule idée en tête : se venger de ceux qui la violèrent et décimèrent sa famille. Sans espoir de sortir un jour de prison, elle mettra tout en œuvre pour tomber enceinte et donner naissance à l’instrument de sa vengeance. Née dans une cellule, Yuki deviendra au fil des ans la redoutable Lady Snowblood : tueuse professionnelle imparable, au charme redoutable et au coup de sabre mortel. Payée mille yens par contrat (somme colossale à l’époque), cette justicière n’a pourtant qu’un seul véritable objectif : châtier les trois autres personnes qui ruinèrent la vie de sa défunte mère !
Publié pour la première fois en 1972, ce manga de Kazuo Koike (auteur de Lone wolf & Cub et de Crying freeman) aura mis de nombreuses années à trouver le chemin des librairies francophones. C’est la maison d’édition Kana qui a eu la bonne idée de traduire les deux copieux tomes de cet ouvrage qui inspira Quentin Tarantino pour son film Kill Bill.
De courts chapitres qui ne respectent aucunement la chronologie invitent à suivre le destin tragique de cette jeune femme ayant reçu haine et beauté en guise d’héritage. A l’aide de petits scénarii assez simples d’apparence et parfois un peu répétitifs, le lecteur, balancé entre la quête de Yuki et ses missions royalement rémunérées, découvrira graduellement les nombreux talents (souvent mortels) de Lady Snowblood. La personnalité ambiguë de cette héroïne, mêlant classe innée et mouvements gracieux à une froideur déconcertante et une insensibilité moralement discutable, finit par passionner.
Alliant violence et sexe, parfois avec une certaine perversion, ce manga, paru dans l'édition japonaise de Playboy, évite pourtant l'écueil de la vulgarité. Se déroulant au Japon pendant l’ère Meiji, le récit contient de nombreuses références à cette période clé, ainsi que des allusions intéressantes à la culture et société nippone de l’époque. La mise en scène d'une forte intensité dramatique lui confère également un rythme particulier, alternant scènes d’action et moments de calme avec grande efficacité. Le graphisme de Kazuo Kamimura, datant d’il y a 30 ans, a plutôt bien supporté le poids des années et délivre un dessin élégant et lisible, qui colle parfaitement au côté historique de l’ouvrage.
Kana a pris soin de ranger cet excellent premier volet de plus de 500 pages, destiné à un public averti, dans sa nouvelle collection Sensei.
"Lady Snowblood" est donc l'un des grands "classiques" du manga, avec son personnage, devenu mythique, de femme-tueuse assoiffée de vengeance, sur lequel, par exemple, Tarantino construira son "Kill Bill". Reste quand que on lit, positivement sidéré, le manga, il est difficile de se réfugier derrière l'honorabilité de la culture japonaise moderne, tant on se délecte au long de ces 500 pages tantôt fiévreuses, tantôt contemplatives, de situations obscènes ou ignobles : car ce qui frappe ici, ce n'est pas la violence physique, le sang, tant les coups de sabre qui étripent et décapitent sont élégamment stylisés, épurés, réduits souvent à la simple dynamique d'un mouvement fulgurant ou d'un jet de sang, mais bien l'obstination du scénariste pervers à faire subir aux femmes - héroïne y compris - les derniers outrages : viols à répétition, bondage, flagellation, humiliations, tout est bon pour exciter le mâle pervers en nous, et les tentatives pour placer le récit dans un contexte historique (par ailleurs vraiment passionnant) ne sont finalement que pure façade. Car ce qui importe dans "Lady Snowblood", c'est bien la jouissance de l'avilissement, et une sorte de haine infinie de cette humanité bestiale qui ne mérite visiblement pour Kazuo Koike que la déchéance et la mort. Car ici, il n'y a ni foi ni innocence, mais manipulations immorales à répétition et raffinement d'une vengeance interminablement différée. Radical !