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n moment de lucidité dans sa folie perpétuelle, c'est ce qu'il aura fallu à Delirium pour se rendre compte que son frère Destruction lui manque énormément. Desire et Despair ayant refusé de l'accompagner, c'est finalement Dream qui va l'aider dans sa quête, avant tout pour se distraire après une séparation difficile.
Alors que Neil Gaiman s'autorise régulièrement quelques détours dans son œuvre labyrinthique qu'est Sandman, il se concentre ici sur les Eternels, répondant à quelques questions soulevées dans les volumes précédents. C'est l'occasion de faire mieux connaissance avec certains de ces êtres immortels qui, chacun à leur manière, président aux destinées du monde.
Dream reste fidèle à son profil ténébreux, sans cesse en proie au doute et aux crises d'identité, un rien mélancolique malgré le pouvoir dont il dispose. L'auteur a fait de lui un personnage ambivalant, impossible à aimer ou à détester entièrement, avec sa part d'ombre et de lumière. Entre rêve et cauchemar, en quelque sorte.
Ici, ce n'est pourtant pas lui qui mène la danse mais bien sa sœur Delirium, une danse à son image, frénétique, endiablée. Elle porte l'album sur ses frêles épaules, par sa douce instabilité, sa conscience si facilement ébranlable. La cadette de la famille semble toujours la plus faible, celle qu'il faut protéger et cajoler, celle dont il faut freiner les ardeurs et les sautes d'humeur. Une fois de plus, Neil Gaiman ne s'en tient toutefois pas à cette vision manichéenne, distillant avec habileté dans le caractère de celle qui fut autrefois Delight quelques touches de cruauté et de détachement qui font froid dans le dos.
L'objet de leurs investigations, Destruction, est certainement le plus surprenant de tous : loin de l'idée du barbare insensible qu'on aurait pu se faire au vu de son sacerdoce, il se révèle être un érudit, cultivant l'amour de l'art et de la cuisine avec une passion non feinte. Lui qui s'est déchargé de ses obligations d'Eternel pour des raisons qui lui sont propres apporte un éclairage intéressant sur les tâches qui incombent à ses frères et sœurs.
Enfin, si les brèves apparitions de Desire, Death et Destiny ne changent pas grand chose à l'image qu'ils renvoient depuis le début de la saga, à savoir l'amour du jeu, la fatalité empreinte de légèreté et la distanciation poussée à l'extrême, il n'en va pas de même pour Despair. Dans un rôle plus éloigné du monstre sans cœur que l'on connaît, elle fait preuve d'une tendresse assez émouvante pour son frère en fuite.
Plus que jamais, le pouvoir des Eternels apparaît aussi comme un fardeau, une charge pas toujours facile à assumer. A l'instar des dieux antiques dont ils s'inspirent, et qu'ils finissent même par côtoyer, ces êtres énigmatiques portent en eux les qualités et défauts propres à l'humanité. Est-ce pour cela que l'ensemble paraît si crédible malgré la fantaisie qui en émane ? Ce sont en tout cas les émotions ressenties par les personnages, tous, jusqu'au plus insignifiant ou éphémère, fouillés jusque dans les moindres recoins de leur âme perdue, qui font l'histoire. Ensuite viennent les mythologies, innombrables, que l'auteur a rassemblées pour en former une nouvelle, la sienne, incomparable.
Que dire de plus ? Rien, sinon que les anglophiles préféreront la version originale pour profiter pleinement du talent d'écrivain d'un Neil Gaiman toujours aussi inspiré.
Reste à convaincre les plus réticents ? Ceux pour qui le graphisme sera toujours trop brut, trop peu léché, trop laid ou trop que-sais-je-encore ? Qu'ils se laissent simplement porter par les mots et le dessin suivra car, c'est une évidence, Jill Thompson et Vince Locke ont tout compris de ces vies brèves et de celle qui les fait virevolter...
Ne nage-t-on pas en plein... Delirium ?
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