L
e moins que l’on puisse dire c’est que Jeanne a la tête bien faite. Depuis toute petite, tout ce qui est lié à l’apprentissage du savoir est facile pour elle et elle multiplie les prix. Avec un tel profil de « bête de concours », sa voie est toute tracée, elle sera thésarde, enseignant-chercheur. Jolie voie sans issue en fait dans un microcosme qui semble disposer d’une aptitude particulière pour la vie en parfaite autarcie. Selon Jeanne, on peut s’y complaire, s’y épanouir c’est une autre histoire, une affaire de nature personnelle sans doute. Elle, cherchera à s’en éloigner pour trouver un emploi. Ce qui peut se révéler moins facile car, de ce côté de la société, un brillant parcours universitaire n’est pas nécessairement un gage de réussite ni un sésame qui ouvrirait toutes les portes.
Drôle de petit bouquin que ce Working Jeanne qui procure une palette d’impressions finalement aussi variées qu’agréables, même si, un temps au moins, il déboussole un petit peu. Il faut dire qu’on est prévenu puisque l’objectif affiché par les éditions Michel Lagarde est de « décloisonner les frontières invisibles entre le dessin d’humour, le strip, l’illustration et la bande dessinée ». Une invitation à l’inclassable en quelque sorte, ce qui peut se révéler autant une promesse qu’un alibi pour celui qui la commet. Et WJ, sorte de carnet, correspond bien à l’ambition de l’éditeur. Aux côtés de Forever ma sœur de Florence Dupré-Latour ou Perséphone aux enfers d’Anne Simon, cette farandole de livres risque bien de se distinguer pour d'autres motifs que le choix singulier de format et de maquette qui les font remarquer sur les tables de présentation des librairies.
Le dessin mettant en scène une sorte d’oiseau aux allures de Shadok est de toute évidence sommaire mais sous son allure monolithique, il ne prive pas le récit d’un rythme, de rebondissements réguliers et d’expressivité, notamment par un jeu sur le regard de la protagoniste, particulièrement démonstratif de ses pensées et de ses sentiments. Au titre des bons points, il y aussi ces notes de bas de page inhérentes à tout bon rapport doctement rédigé. Ici, elles permettent de prendre de la distance avec des situations, à la limite du pathétique, par le biais de définitions qui tournent en dérision les concepts auxquelles elles se rapportent. Plus d’une fois, elles sauveront l’intérêt du gag exposé dans la planche qui les surplombe. (ex "Analyse de texte : exercice auquel s'adonnent les écrivaillons qui y trouvent le moyen de critiquer ceux qu'ils ne pourront jamais égaler" - qui a dit "chroniqueur, même combat" ?)
Car il faut bien le dire, elle est un peu agaçante Jeanne. On a envie à plusieurs reprises de lui dire que toutes ces situations auxquelles elle se trouve confrontées, on aurait pu les lui prédire. Quiconque s’est frotté un minimum au monde du travail les aura déjà vécues, et quiconque aura côtoyé certaines unités universitaires (parfois en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas déranger ou ne pas se faire trop remarquer, c’est selon) aura du mal à être surpris. Et encore moins à être catastrophé par le sort de la pauvrette qui sait qu’elle n’est pas la plus à plaindre et que son expérience ne constitue pas un cas d’école.
Paradoxalement, on ne sort pas de ce recueil de scènes – probablement toutes - vécues avant la fin. Impossible d’en vouloir, même un tout petit peu, à Chloé parce que le résumé au dos de l’album a tendance à « vendre » un peu autre chose que ce qui est dedans : ses galères, ses déceptions, ses petits coups durs existent bien mais ils n’ont pas vocation à rester gravés au Panthéon des parcours professionnels tant ils peuvent paraître communs. Et surtout ceux qui espéraient trouver une fragrance de pamphlet contre le système et ses institutions en seront pour leur frais, mais là ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, Jeanne n’est pas une rebelle. Même si elle n’en pense pas moins, son comportement est celui de la bonne élève stoïque et disciplinée. Pourtant le résultat est là : avec son parti-pris minimaliste, la distance qu’il entretient avec son sujet, son humour un poil pince-sans-rire, sa faculté à jouer avec le banal, Working Jeanne est porteur d’une promesse. Avec un soupçon d’audace, sûr que le prochain album, le troisième, de Chloé sera une franche réussite.
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