A l'image de la musique...
La mise en place des personnages rappelle celle de contes comme les musiciens de Brême ou le baron de Münchhausen : plus le récit progresse, plus le nombre de compagnons augmente. Avec une écriture graphique plus désinvolte que jamais, comparable à celle de ses Carnets mais rehaussée de couleurs aussi spontanées que son trait, Joann Sfar décrit la constitution d'un Klezmer Band dans l'Ukraine des années 1930 : quatre musiciens et une chanteuse, chacun doté d'un parcours déchirant, se rencontrent fortuitement et ne se séparent plus.
Le Klezmer, c'est le style musical des orchestres itinérants juifs ashkénazes, qui à force de s'imprégner de différentes influences folkloriques dans toute l'Europe de l'Est, a fini par devenir unique et reconnaissable entre tous : une sorte de jazz-manouche nostalgique et espiègle à la fois.
Comme cette musique, le récit de Sfar est tour à tour enlevé puis émouvant, plaintif puis drôle. On y trouve des ruptures de rythme, des rêveries, des improvisations. Bref, Klezmer, c'est de la musique dessinée ; c'est aussi un livre composé avec soin, de la savoureuse préface composée par le très spirituel Marc-Alain Ouaknin, jusqu'au texte engagé de Sfar qui fait suite à l'aventure dessinée.
Avec ce livre, Joann Sfar inaugure la toute nouvelle collection Bayou*, dont il assure la direction éditoriale pour Gallimard.
Il peut sembler étrange que cet éditeur généraliste, qui venait d'investir dans la renaissance de la marque Futuropolis, se dote en parallèle d'un département BD sous son propre label… mais vu le travail accompli par Sébastien Gnaedig pour Futuropolis d'une part, et par Joann Sfar pour Bayou/Gallimard BD d'autre part, on aurait tort de faire la fine bouche. Les deux enseignes semblent se spécialiser dans la création de bandes dessinées en couleurs avec pagination importante, un "créneau" qui n'était jusqu'alors occupé ni par les grandes structures (hormis pour les intégrales, mais la logique financière est très différente), ni par les éditeurs alternatifs. La qualité est au rendez-vous, tant dans les récits que dans la fabrication - un sans-faute de ces deux éditeurs qu'il convenait de saluer !
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* Les autres titres publiés en 2005 dans la collection Bayou sont Le local de Gipi, Aya de Yopougon de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie (prix du meilleur premier album au Festival d'Angoulême 2006) et un nouveau volume des aventures de Flip par Morgan Navarro.
Au sein de l'oeuvre pléthorique de Sfar, on a pris l'habitude distinguer - un peu arbitrairement - l'indispensable ("le Chat du Rabbin", "le Donjon" avec Trondheim, ou "Grand Vampire") du simplement sympathique ("l'Ancien Temps", par exemple), afin de n'être pas noyé sous sa production. "Klezmer", à cause d'un dessin moins "soigné" qu'à l'habitude, m'avait semblé faire partie de ses oeuvres plus confidentielles, auxquelles je jetterais seulement un oeil lorsque l'occasion s'en présenterait. Quelle erreur ! Car, s'il est vrai que les très belles aquarelles de "Klezmer" sacrifient - quelque fois même assez radicalement - le dessin (on est presque parfois chez Reiser, ici... ce qui n'est pas une critique de ma part, loin de là !), le souffle de la fiction, exotique (... car que connaît-on de la vie errante des juifs ukrainiens ?), souvent romantique, parfois brutale, régulièrement enivrante pour tout dire, emporte tout sur son passage, plaçant clairement "Klezmer" là haut, tout au sommet, du travail de Sfar. Mais, au delà de l'énergie finalement joyeuse, et souvent drôle, qui se dégage de ce récit plein d'espiéglerie de la création d'un "Klezmer Band" dans un monde plus qu'hostile, il est passionnant de voir comment Sfar essaye de relever le défi énorme qu'il s'est lancé : créer une version "BD" de la musique des juifs ashkénazes. Dans l'impossibilité frustrante de nous faire entendre cette musique de vie et de passion, c'est le rythme tout entier du récit, emballé, irrespectueux, au flux brisé par des dissertations farfelues, qui en retranscrit la vitalité. Et c'est magnifique.
PS: A noter aussi une postface remarquable d'intelligence et d'audace, qui prouve que Sfar, au delà de son statut d'auteur de BD déjà reconnu, est aussi un "honnête homme", dont on savourera chaque propos, prolongeant ainsi la magie du livre par une réflexion pertinente sur la judaïté.
Pour moi une des plus belles séries de Sfar. Au bout de trois pages on est déjà
plongé dans l'histoire. C'est une aventure tout à la fois drôle, humaine et sensible.
Sfar mélange les genres et les histoires au gré de ses envies, tout en restant passionnant.
Pour moi c'est aussi un véritable exercice de style, il s'éloigne complètement des contraintes de la bd pour créer un univers graphique aussi vivant que de la
musique. Il y a une liberté fabuleuse dans son dessin.
Les commentaires à la fin de chaque livre est un superbe complément à l'histoire.