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ous les pays connaissent des épisodes cruels, remplis d’injustices et de larmes. Pire encore, une fois les cendres retombées et le calme revenu, ces évènements sont souvent oubliés ou mis de côté pour des raisons de cohésions sociales. Un sentiment de honte persiste également. Sans compter quelques secrets inavouables ou embarrassants que des personnalités préféreraient ne pas voir resurgir et venir tacher une respectabilité toute neuve. Cependant, certains veulent aller au fond des choses, pour la vérité et surtout dans le cas présent, en mémoire de ceux qui ne sont plus là. C’est une question de respect.
La Guerre d’Espagne (1936 – 1939) et le régime de Franco (qui perdurera jusqu’en 1975) ont laissé un bilan humain terrifiant, de deux à quatre cent mille victimes selon les historiens. Des combats d’abord, puis une répression généralisée destinée à imposer le régime et purger la société de ses éléments considérés comme hostiles. Dénonciation, procès inique, peloton d’exécution et fosse commune, cet enchaînement macabre s’est répété des milliers de fois. Dorénavant seules, les veuves étaient laissées à elles-mêmes, sans tombe pour pleurer leurs maris.
La démocratie revenue, la problématique des condamnés à mort s’est immédiatement posée, mais les réponses et les actes ont tardé à se concrétiser. «Le moment est inopportun, ces plaies sont à peine cicatrisées !» «C’est de l’histoire ancienne, à quoi bon.» Pourtant, d’appels à la justice en manifestations et autres pétitions, les survivants ont fini par obtenir le droit de faire rouvrir les fosses, dans le but de retrouver les restes de leurs proches et de les honorer dignement.
Naturellement, quatre-vingts ans après les faits, il ne s’agit pas d’un simple déplacement de corps. Le temps a fait son œuvre et le contenu des sépultures ressemblent maintenant à celui des vestiges antiques. Résultat, l’opération a tout d’une fouille archéologique, doublée d’une enquête scientifique afin de récolter des échantillons d’ADN, sans les contaminer. De plus, les informations manquent. Qui ? Quand ? Comment ? Heureusement, les bouches s’ouvrent enfin et quelques vieillards, les derniers témoins directs, apportent des précisions sous la forme de souvenirs hésitants et de documents jaunis. Certains retrouveront un père ou un parent, mais toutes les dépouilles ne seront pas identifiées. Au moins, elles reposent désormais en paix, leurs tragiques trépas ayant été reconnus.
L’abîme et l’oubli revient et raconte toutes ces histoires et bien plus. Rodrigo Terrassa et Paco Roca proposent une bande dessinée documentaire intégrant toutes les facettes de ce sujet grave. Enquêtes (historiques, scientifiques, judiciaires, etc.), d’innombrables retours sur le passé et des instants d’émotion extrêmement poignants se succèdent et se complètent. Plus globalement, il s’agit également d’une description frontale de ces années sombres et d’un plaidoyer universel sur l’importance du deuil et du respect dû aux disparus.
Long et passablement bavard par moments, mais doté d’une lisibilité sans faille, grâce au trait et à la mise en scène limpides de Roca, l’album est une réussite du genre. Pas de pathos inutile ou de faux suspens artificiel, juste une narration fluide et détaillée. L’abîme et l’oubli est une lecture formidable de ressenti et d’humanité, certainement appelée à devenir une référence BD sur la Guerre d’Espagne et ses conséquences. À lire d’urgence.
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