L
e sol en bois nu d’un wagon ; un coin de ciel qui file par une minuscule ouverture entourée de fils barbelés ; les odeurs nauséabondes d’une promiscuité imposée et dépourvue d’hygiène. Un brusque arrêt ; des uniformes, des cris et des aboiements ; un comptage, puis un autre, dans l’immobilité ; une longue marche à travers les bois, valise à la main. Enfin, des baraquements dressés au milieu de nulle part, une soupe grisâtre servie par des femmes décharnées et des couchettes par trois. 1944, Mila, vingt ans, vient d’arriver à Ravensbrück avec des centaines d’autres Françaises. Au fil des mois, comme les quarante mille internées, elle se fait stèle, subit, survit au jour le jour. Pour cela, elle se raccroche à son secret : l’enfant qui grandit en elle et naît dans une pièce de vie au milieu d’un chantier de mort. Mais pour combien de temps ?
Soixante-six ans plus tard, Mounette, alias Simone Gournay, résistante et déportée, témoigne de l’horreur des camps et déplore l’aspect lisse montré, aujourd’hui, aux visiteurs des lieux, et la tiédeur grandissante des rites mémoriels.
Ce destin fictif, nourri de parcours réels, et ces constats se juxtaposent dans l’adaptation en bande dessinée par Ivan Gros de Kinderzimmer, roman de Valentine Goby (2013) largement salué par la critique. Dix années de travaux et de recherches ont été nécessaires à ce chercheur en littérature pour donner corps à ce projet de presque quatre-cent pages, paru chez Actes Sud. Afin d’aller au plus près de la réalité, l’artiste a choisi de reprendre des dessins, plus ou moins élaborés, faits par les prisonnières elles-mêmes ; un matériel de première main incontestable dont il établit la longue liste en fin d’ouvrage, sans manquer de dresser le portrait succinct de celles qui représentèrent au charbon ou au crayon sur un bout de carton ou de papier leurs semblables prises dans l’enfer concentrationnaire.
L’album retrace la trajectoire de Mila, jeune Française arrachée à son foyer parisien et dissimulant sa grossesse aux gardes nazis. Avec elle, le lecteur découvre le périple jusqu’à Ravensbrück, puis le fonctionnement du camp, les liens tissés avec les compatriotes et d’autres prisonnières, l’envie de tenir en dépit des mauvais traitements, les maladies, les blessures, la mort omniprésente. Quand le bébé naît, espoir et peur redoublent, tandis que toute l’incongruité d’une maternité dans un espace de déshumanisation transparaît. Le récit rapporte également l’envie de croire aux rumeurs concernant l’avancée du conflit, une forme de résistance qui s’établit chez certaines, une solidarité qui se faufile entre quelques femmes, dans un climat délétère.
Par ailleurs, le récit est entrecoupé par les réflexions de l’auteur sur la représentation graphique des camps (il se réfère notamment à Art Spiegelman et à son Maus), des corps décharnés, suintant, pouilleux, sur l’esthétique de la violence et de ses stigmates. Il est également question du taux de survie, de la difficulté des Françaises à intégrer les codes et modes concentrationnaires, ou encore de l’héroïsation du déporté (à travers le cas de l’album de Pascal Croci et du « super-déporté » d’un comics). Autant de sujets percutants qui forcent le bédéphile à questionner lui aussi ce qu’il voit. Ces passages interrompent le rythme de la narration à des moments souvent intenses, un peu comme s’ils avaient vocation à ralentir, retenir l’émotion qui plus d’une fois monte et étreint.
En bichromie de gris et blanc, le dessin semi-réaliste s’avère expressif et offre une grande variété de mise en scène et de cadrages. Des cases s’avèrent particulièrement travaillées, d’autres tiennent d’avantage du crayonné ou de l’esquisse. L’effet melting-pot peut surprendre ; toutefois, il s’inscrit judicieusement dans la démarche globale d’Yvan Gros et dans son approche alliant mots, représentation graphique et symbolique. Cette dernière se décline en éléments parfois isolés, comme des plans rapprochés sur une chevelure envahie de poux et de lente, un œil comme ôté de sa cavité, des organes et viscères qui s’étendent à travers les pages. La musique s’invite également, car Mila aime jouer du piano et sait coder ; ce sont donc des portées qui viennent, çà et là, symboliser la partition mortifère de la survie à Ravensbrück.
Ouvrage complet, saisissant à bien des égards et parfois ardu, Kinderzimmer donne à voir et à méditer la déportation, sans fioriture ni complaisance. Grave et réussi.
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