D
ans un univers dystopique, tous sont épiés par un réseau de caméras de surveillance incarné par de jolies minettes portant des maillots de bain colorés. Pour les habitants de ce monde dominé par l’industrie et le commerce, une incartade, aussi mineure soit-elle, se transforme en bannissement. Voilà le sort d’Arsène, qui a cru bien faire en ralentissant une chaîne de montage, et celui d’Anatole Souclavier, lequel a laissé filer Annabelle, une voleuse de pommes qu’il avait pourtant vue commettre son forfait depuis son poste de contrôle. Relégués à la marge de la société, ils se rendent au jardin des bennes pour y joindre un groupe de résistants.
Le sujet abordé par Éric Corbeyran n’est pas nouveau. Les romans 1984 de George Orwell et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ont foulé les mêmes sentiers. Il y a également un peu de V pour vendetta, la bande dessinée d’Alan Moore et David Lloyd dans ce récit. Bien qu’il demeure grave, le ton des Yeux doux se veut beaucoup moins ténébreux que celui présenté dans ces œuvres. Pour dire vrai, le lecteur pense surtout à la fantaisie de Brazil, le film de Terry Gilliam.
Il se dégage beaucoup de tendresse de ce scénario. Les héros apparaissent sympathiques et attachants… tout comme leurs bourreaux, finalement plus ridicules que véritablement méchants, d’autant plus qu’ils ne sont que des tâcherons, eux aussi sous la coupe des puissants.
La critique sociale est au rendez-vous : l’auteur dénonce l’exploitation, le capitalisme, la déshumanisation et le totalitarisme. Il le fait cependant en douceur, sans excès de moralisme. Là où certains hurlent, lui réprimande doucement en souriant. Au sortir de la lecture, l’impression est celle d’avoir lu un livre réconfortant, alors que c’est tout le contraire.
Le dessin caricatural de Michel Colline séduit avec ses acteurs hyperexpressifs. Alors que la tonalité est facétieuse, la colorisation s’affiche sombre (même les gouttières sont noires). Seule la publicité mettant en vedette la pin-up au regard séducteur tranche avec sa peau lumineuse. La scénographie adopte pour sa part l’apparence d’un bazar incroyable où le bédéphile s’amuse à traquer les détails insolites.
Cette romance improbable sur fond de régime totalitaire se fissurant sous la force de l’amour constitue une trame un tantinet convenue. L’album se montre pourtant profondément original, dans sa facture graphique, comme dans sa forme faussement badine. Les yeux doux, pour désigner l'oppresseur, il fallait y penser.
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