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ianni, un écrivain reconnu, est obligé de la jouer discret à la suite d’un commentaire possiblement sexiste qu’il a fait lors d’un entretien télévisé. Il ne s’agissait que de l’évocation d’un rêve, mais le «mal» a été fait. Il a suffi de trois mots malheureux, repris hors-contexte, pour qu’il soit mis immédiatement au pilori par les réseaux sociaux. Depuis, il a la haine et des pensées extrêmes le hantent. Heureusement, le gros de la tempête est passée. Il s’est même remis à travailler en intégrant l'équipe de scénaristes d’une série télé à venir. Cependant, peut-il faire confiance à ses collègues, dont plusieurs n’avaient pas hésité à le condamner très durement il n’y a pas si longtemps ?
Coup de gueule, cri du cœur et désespoir face au genre humain et à l’emprise insupportable des algorithmes, c’est ainsi que pourrait se résumer Stacy, la terrible autofiction romanesque de Gipi. Assailli lui-même par une «shitstorm» pour un strip insignifiant malheureusement posté sur Instagram©, l’auteur de Moments extraordinaires sur faux applaudissements a préféré rebondir. En effet, après quelques mois difficiles remplis d’idées noires où il n’arrivait plus à dessiner ni à écrire, il a rassemblé ses forces et imaginé un récit sans concession, mêlant amertume, humour (ouf) et un dégoût sincère à propos de certaines dérives de la société.
Entre envie de violence et épisodes psychotiques, Gianni a réussi à garder les pieds sur terre. Même si sa conscience est passée du côté obscur et lui conseille maintenant de planifier une vengeance, il continue d’aller de l’avant. Ce n’est pas facile tous les jours, mais la création l’aide. Simplement, désormais, il se méfie de tous et de lui-même. Il a eu chaud et il sait que la phrase ou le geste de trop pourraient mettre un point final à sa carrière. De plus, il voit bien ce qui se passe autour de lui. Vautours prêts à se nourrir de sa carcasse ou amis sincères ? Au fond de quel placard se cachent les cadavres ? Dans le tien ? Dans le mien ? Paranoïa et explosifs n’ont jamais fait bon ménage.
Introspection impitoyable, sens de l’observation et de la synthèse imparable, Gipi offre une histoire constamment sur le fil du rasoir. Trait lâché soulignant bien l’urgence et la nécessité de cet album, plusieurs changements de format narratif pour mieux cerner les différents aspects de son sujet et beaucoup d’esprit démontrant l’absurde de ce qu’est devenue la vie via écran interposé, Stacy se lit comme un thriller psychologique polymorphe aux ramifications tentaculaires. Drôle ou glauque ? Optimiste ou fataliste ? La richesse et la profondeur des développements permettent toutes les interprétations possibles. De leur côté, Gianni/Gipi y croient encore : un peu ? beaucoup ? à la folie ?
Quelque part en Italie, une nouvelle série Netflix est en cours d'écriture. Le boss d'une équipe créative est une femme. Le reste de l'équipe est composé d'hommes. Ensemble ils écrivent une série sur une héroïne. La contribution créative de la patronne, qui contrairement à Gianni/Gipi n'a encore rien publié/réalisé, est de faire en sorte que l'héroïne fasse caca parce que les femmes font aussi caca. La libération du regard masculin donc. Un Gipi/Gianni rampant et survivant y ajoute une haleine puante, ce qui lui vaut l'intérêt sexuel de la patronne, non pas parce qu'il compte, mais parce qu'elle n'a pas eu de relations sexuelles depuis un mois. Toute la clique appartient à l'establishment de gauche riche, où il vaut mieux appartenir si l'on veut réussir en tant que créatif. Gipi se fait bannir du milieu pour avoir partagé un rêve inapproprié, et montre une version rampante de lui-même qui essaie de se faire accepter à nouveau dans ce monde hypocrite, tandis que la mauvaise fantaisie prend une part de plus en plus grande de sa vie. Ce travail courageux et honnête de Gipi est un miroir pour cette société qui pointe du doigt et ses excès sur les réseaux sociaux. A Lire !