E
mily, étudiante, vit chez Pia, une femme âgée et seule. Elle effectue quelques tâches domestiques en guise de loyer. Pia se dévoue à son jardin et chante dans la chorale paroissiale. Elle soliloque beaucoup, avec une certaine mauvaise foi ; elle ronchonne parfois, en fumant la pipe. Elle raconte sa vie, se souvient de l'après-guerre. Elle reconstruit mentalement le quotidien des femmes ordinaires. Elle se remémore l'arrivée d'Imane, une étrangère venue d'on ne sait où, avec sa harpe éolienne qui subjugue tout le monde. Alors qu'elle attend son premier enfant, Imane disparaît et son mari exploite l'objet enchanteur à des fins mercantiles. Il s'enrichit et Imane est oubliée. Pia met Emily sur les traces de leurs descendants, la famille Rascines, en lui donnant une offre d'emploi. Suzanne, l'arrière-petite-fille du conjoint profiteur, cherche une personne pour promener son chiot Mitsou. Emily, indignée et intriguée par l'histoire d'Imane, ne résiste pas. Un rendez-vous est fixé, Emily est embauchée, les jeunes filles sympathisent. La mère de Suzanne se débat avec ses dahlias et son époux, dont elle est en train de divorcer. Les nouvelles amies sont chacune à la recherche de leur bulle et unissent leur solitude.
Avec Fragile, Mathilde Ducrest livre son premier roman graphique. L’œuvre tient discrètement mais résolument un discours féministe. Mais, ici point de clichés, de raisonnements balourds ni d'assommoir idéologique. Par l'observation de la banalité, par une approche délicate et empathique envers ses personnages, l'autrice met ses héroïnes dans sa lumière personnelle et les fait briller d'un feu modeste et attachant à la fois. Sous le patronage d'Emily Dickinson et de Virginia Woolf, en l'absence de personnages masculins (Rascines n'est jamais représenté), Mathilde Ducrest livre des instants entre femmes dans un dénuement et un charme inédits.
Son dessin, tel une caméra qui échappe à un réalisateur, virevolte autour des protagonistes, délaisse les visages et s'attarde sur les corps, les mains, des objets, l'environnement domestique. Ce sont des gros plans sur une boîte à lettres, des plaques de cuisson, des cartes à jouer. Citant Matisse, faisant penser à Loustal, Mathilde Ducrest fait jaillir les teintes, extrapole les couleurs naturelles, crée son propre univers. De l'apaisement à la violence, de l'intimité aux cieux infinis, de la pénombre aux éclats lumineux aveuglants, l'artiste emportera celles et ceux qui voudront bien investir un album qui sait prendre son temps et tisser patiemment des drames aussi bien que des épiphanies.
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