L
e 20 novembre 1945 s’ouvre le procès de Nuremberg. L’histoire retient les horreurs qui y ont été décrites, listées, comptabilisées et diffusées, les défenses pitoyables des dirigeants nazis, la conscience que l’espèce humaine fait le bilan des heures les plus sombres que les mémoires ont retenues. Elle mentionne plus rarement qu’il s’agit de l’acte fondateur du droit international et de l’apparition de nouveaux concepts juridiques, tels que « crime contre l’humanité » et « génocide ». Depuis cet événement pivot, s’enroulent et se déroulent moults vies, parcours et tragédies, aussi bien collectifs qu’individuels. En 2010, le narrateur, avocat international, est invité à donner une conférence à Lviv, aujourd’hui en Ukraine. La ville s’est appelée Lemberg, Lwow, Lvov, à nouveau Lemberg, Lviv aujourd’hui. Le patronyme a suivi les multiples dominations et rattachements politiques, de l’Empire austro-hongrois à la Pologne, de la Russie à l’Allemagne. Le conférencier découvre que son grand-père Léon y est né, mais aussi que deux éminences du droit international, impliquées dans le procès de Nuremberg, y ont vécu avant la Seconde Guerre mondiale : Hersh Lauterpacht et Raphael Lemkin. Ainsi commence une vaste investigation qui va emmener au cœur de l’humanité, dans ce qu’elle peut avoir de généreux et de terrifiant.
En 2016, Philippe Sands, avocat franco-britannique, publia East West street : Of the origins of genocide and crimes against humanity, traduit en français dès 2017 sous le titre Retour à Lemberg. C’est ce récit, salué par de nombreux prix et distinctions, que Jean-Christophe Camus (La Bible, L’Épopée de la Franc-Maçonnerie) au scénario et Christophe Picaud (L’Assassin royal, Les Larmes du démon) adaptent aujourd’hui. Le défi est énorme, tant par son contenu que par son ampleur. L’album totalise trois cents pages, d’une narration précise et détaillée, dans un style volontairement sec et désincarné, entre document juridique et enquête historique. La bande dessinée ne cherche pas ici à distraire, à mettre en scène des gros nez ou des super-héros, mais à remuer une fois encore les consciences et poursuivre inlassablement le devoir de mémoire. Malgré cette rugosité stylistique, le lecteur se laisse prendre par le fil de ces recherches, s’attache aux personnages reconstitués au fil des pages, s’émeut ou s’indigne. Sans dramatisation déplacée, dans la froideur de la vérité, Retour à Lemberg remet des points sur de nombreux « i » : les conflits locaux n’épousent pas les dates des théâtres mondiaux, tout a toujours opposé les peuples (ethnie, religion, nationalité), les traités ont toujours été nécessaires pour que les gens vivent ensemble, Hitler n’a pas inventé l’antisémitisme, le régime nazi s’est construit sur un vaste et subtil arsenal juridique. Et cætera.
Pour rendre ce mélange de sidération, de stimulation intellectuelle et de chocs de valeurs, Christophe Camus fait le choix – l’avait-il vraiment ? – d’un dessin sobre, en noir et blanc, duquel les gris sont exclus. Les visages sont placides, la surcharge est évitée, les arrière-plans suggérés. Il fallait cette retenue pour être dans la décence, mais aussi pour permettre au texte de frapper les esprits sans que ceux-ci ne soient parasités par une prise de position esthétique envahissante. L’osmose est ainsi remarquable entre le fonds et la forme. Les qualités de Retour à Lemberg sont innombrables et touchent à tout ce qui anime un individu : les sentiments, les émotions, les valeurs, la réflexion, la culture. En ce sens, c’est une œuvre totale, dense et inépuisable, vers laquelle un retour ultérieur sera inévitable. N’est-ce pas la définition d’un chef d’œuvre ?
Cet album aurait pu être un morceau de « poids » au même titre que le monumental La bombe paru il y a quatre ans. Pagination gigantesque, documentation extrêmement précise, dessin noir et blanc proche de la ligne claire et très élégant, et surtout, sujet très intense. Il ne fait aucun doute que le roman dont il est adapté est une œuvre importante (couronnée de plusieurs prix), notamment sur le plan juridique. Sur le plan formel la masse de travaille fournie par les trois auteurs est phénoménale. Sur le plan BD Retour à Lemberg nous fait profiter d’un vrai travail graphique et narratif qui évacue le problème récurrent des documentaires-BD qui oublient de raconter une histoire.
Construit comme une enquête personnelle de l’auteur sur son père qui n’a jamais voulu parler de son passé pendant la Guerre, l’album est chapitré alternativement autour de figures de la Shoah ou de sa propre famille. Lemberg a la particularité d’être une ville située à la jonction des influences russes et germaniques et a changé plusieurs fois de nom et de rattachement, tantôt polonaise, tantôt soviétique, tantôt allemande. En bordure du grand Est choisi par les nazis pour leur Solution finale, Lemberg a été témoin de l’expérimentation dans la persécution puis l’extermination des juifs de l’Est. Le père de Philippe Sands était originaire de cette ville et une grande partie de sa famille a ainsi disparu à différentes étapes de la seconde Guerre mondiale. L’aspect documentaire porte ainsi sur un cas précis, une cité au cœur de la tourmente, nous immergeant dans la folle destinée de ces pauvres gens, dont la survie fut souvent liée au hasard. Fil conducteur de l’enquête, Lemberg permet à l’auteur de parler d’un des condamnés de Nuremberg, un brillant professeur de droit devenu gouverneur de la zone et applicateur zélé de l’oppression nazie, mais aussi des deux concepteurs de notions majeures sur lesquelles Sands travaille aujourd’hui, le Génocide et le crime contre l’humanité utilisées pour la première fois dans l’accusation des Alliés à Nuremberg.
L’idée était intéressante pour se raccrocher à l’histoire de ces principes de la civilisation moderne, qui donnent lieu ces derniers mois à des combats sémantiques très importants. En cela l’ambition de l’album pouvait rivaliser avec celle du travail d’Alcante, Bollée et Rodier sur la Bombe atomique (dont on se demande s’il n’aurait pas donné envie à Nolan de réaliser son grand Oppenheimer…). Mais le projet de Sands est bancal à plusieurs titres. Le premier est l’aspect extrêmement familial qui met souvent mal à l’aise avec le sentiment d’entrer dans l’album photo de sa famille. Bien sur le contexte en lui-même rend intéressant le destin de ces personnes, mais en entrant dans mille détails on baille un peu en attendant le lien avec l’Histoire. Les deux figures historiques alors suivies sont traitées de la même manière, très documentaire, très précise, très juridique parfois, laissant le lecteur un peu sur la touche par rapport aux subtilités soulevées. Le livre est peut-être destiné à des personnes férues de droit. Côté BD on rate ainsi le coche.
La partie la plus intéressante reste donc la fin relatant le déroulé de l’accusation de Nuremberg, nous faisant entrer dans les arcanes de cette ébauche de droit international. Et si la partie historique joue parfaitement son rôle, on reste en surface quand à l’importance des deux notions elles-mêmes, faute de les raccrocher à ce qu’il en sera fait dans les décennies suivantes. Alors on se rattache à la découverte de deux personnalités ayant fait l’histoire (dans l’ombre), frustrés de très bien connaitre les personnes, beaucoup moins leur importance pour l’évolution des concepts juridiques de l’Ordre des Nations Unies. Comme l’illustre la couverture se contentant de reproduire celle du livre, l’adaptation aurait nécessité un travail spécifique et semble n’être qu’un décalcomanie dessiné…
Alors que l’hyper-actualité (la mise en accusation du Premier ministre israélien et de dirigeants du Hamas pour crimes contre l’humanité) met en lumière l’importance du droit et rappelle Nuremberg plus que jamais, Retour à Lemberg apparait comme une grosse occasion manquée de réaliser une œuvre historico-juridique marquante.
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https://etagereimaginaire.wordpress.com/2024/05/25/retour-a-lemberg/