« Parmi les bêtes, seul l’homme trace et chante les grandes histoires. »
Ardèche, trente-cinq mille ans avant notre ère, Esmé accouche d’Ellé, laquelle démontre rapidement sa maîtrise de la «magie des signes ». Âgée, elle témoigne du quotidien de son clan de chasseurs-cueilleurs, les Cornus, sur les parois de la grotte Chauvet. Ce n’est qu’en 1995 que l’homo sapiens moderne découvre son message. Le bédéphile se plaît quant à lui à y voir la plus ancienne bande dessinée, n’en déplaise à Rodolphe Töpffer.
Bien que le récit de Fabien Grolleau prenne ses assises sur les recherches en anthropologie, le souffle romanesque l’emporte. L’histoire s’articule autour d’une série d’épisodes significatifs de la vie de l’héroïne, de sa naissance à son décès - la vieille dame avait alors trente-sept printemps. Le choix de mettre en vedette une femme n’est évidemment pas fortuit ; le scénariste souligne ainsi l’importance du rôle de la moitié de l’humanité dans cette société, sans pour cela en faire un réquisitoire féministe.
Bien que cet univers soit certainement rude, l’auteur choisit de dépeindre des personnes qui s’amusent, se taquinent, rient, s’aiment, se respectent et s’entraident. Le discours sur le « bon sauvage », vivant en harmonie avec les gens, la nature et les saisons, finit toutefois par agacer. Le scribe insiste également sur la spiritualité, dans un monde où le quotidien devait être ponctué par des besoins de base : se nourrir, ne pas être dévoré par un lion et entretenir le feu pour éviter de mourir de froid.
L’album de près de cent quatre-vingt-dix pages offre à Anna Conzatti tout l’espace nécessaire pour exprimer sa vision ; les cases sont du reste souvent volumineuses et muettes. Beaucoup de douceur se dégage de ses illustrations ; ses personnages se révèlent pleins de vie et les paysages grandioses. La bédéiste traduit également bien la mystique et le rêve à l’aide d’un trait généralement fin, traçant les contours des représentations qui semblent ainsi flotter. La colorisation repose sur des teintes chaudes, très agréables pour représenter les clairs-obscurs régnant à l’intérieur des grottes.
La sympathique biographie imaginaire d’une artiste inconnue.
Peindre avec les lions : la préhistoire n’est pas qu’un monde d’homme, la sensibilité féminine a changé le monde des représentations et de l’invisible
Chronique à lire en ingégralité et avec plein d'extraits sur : https://branchesculture.com/2024/05/30/peindre-avec-les-lions-bd-docu-fiction-fabien-grolleau-anna-conzatti-art-parietal-fresque-caverne-prehistoire-role-femme-spiritualite-respect-vivants/
Avec Peindre avec les lions, prenez place sur un banc de fortune dans une caverne grandeur, candeur nature. C’est du côté des lionnes et des femmes fortes – dans des tribus préhistoriques que le paternalisme a trop longtemps placées sous la suprématie des hommes – que nous entraînent Fabien Grolleau et Anna Conzatti, qui signe son premier roman graphique avec une beauté pure et émerveillée.
Pour les hyperconnectés et consommateurs que nous sommes, même quand on fait une pause de smartphone, si nous voyagions de 36 000 ans dans le passé, le monde que nous trouverions nous semblerait-il bien plat, ennuyeux, dure, vide, mortel? Rien à se mettre sous la dent pour peu qu’on ne chasse ou ne cueille pas; une vie en tribu, en vase clos d’où s’échappe parfois l’un ou l’autre individu qui va se mêler à d’autres, des dangers partout et l’Homme crasseux, poilu et dans le plus simple appareil. Pourtant, cette époque, qui peut sembler peu sexy aux humains modernes et finalement peu passionnants que nous sommes, était sans doute bien plus captivante. Tant tout est à découvrir et à inventer. Pas des technologies gadgets qui nous rendent dépendants… mais le rapport aux hommes et aux femmes, à la terre et au ciel, aux animaux, aux proies et/ou prédateurs, à la vie et à la mort.
Pour s’approprier ce monde XXL et bien plus beaux sans buildings, sans construction humaine – Anna Conzatti livre des planches contemplatives d’une beauté saisissante -, les tribus vont se choisir des guides, eux-mêmes placés sous des animaux-totems. Ellé, notre héroïne est devenue, masque à l’appui, Alté la hibou, une merveilleuse magicienne. C’est son parcours, ses hésitations, le passage des âges, que Grolleau et Conzatti ont choisi pour nous emporter entre le monde extérieur et l’intérieur des grottes sur les parois desquelles les traces, autant de conceptualisations et d’hommages au monde et ses vivants, s’accumulent. Un geste loin d’être anodin.
Dans cet album puissant et symbolique à plus d’un titre, où il y a des animaux sauvages partout tout le temps, plus que dans nos assiettes, au zoo, parmi nos animaux de compagnie ou les animaux de la ferme du voisin, scénariste et dessinatrice se sont merveilleusement entendus pour que ce voyage soit délicat et immersif, interrogeant les hommes, femmes, êtres humains modernes que nous sommes. Ici, au-delà de la préface signée par Marylène Pathou-Mathis, préhistorienne réputée qui adoube cette fiction avec des bouts de préhistoire actualisée à la lumière des dernières découvertes, tout commence il y a 36 000 ans. Sans besoin d’introduction, d’une visite au musée prétexte, avant un énorme flash-back. Nous sommes avec ces héros aïeux, dans les différentes tribus qu’Ellé intégrera. Pas à pas, main après main.
Dans cette histoire de la vie humaine au commencement, avec ses peines mais aussi beaucoup de joies et de moments de bonheur, de détente, dans les plaines, et aussi sous sa facette spirituelle, Fabien Grolleau et Anna Conzatti se font les relais d’une étude de la préhistoire qui a su évoluer et bonifier, échappant au paternalisme qui l’a sans doute tronquée, pendant des décennies, d’une part d’analyse et d’interprétation, de féminité et de sensibilité. De quoi amener une autre compréhension d’un univers bien moins farouche et brut que ce que la fiction et les légendes ont pu laisser penser.