L
es veilles ou périodes indéterminées «d’éveil» se succèdent pour Adam, l’entité solitaire errant à travers le vide d’un espace possible. À force de répétition et de néant, le temps lui-même n’a plus de signification. Alors, pour se persuader qu’il existe, il cogite et revisite sans relâche sa mémoire contenant tout le savoir d’une Humanité disparue. Tiens, quelque chose a changé dans sa perception, une mise à jour logiciel lui apprend un sous-programme devenu interlocuteur. Par le hublot de ce qui est, apparemment, une capsule, des amas de particules ou des fractions de molécules semblent nager. Seraient-ce des indices d’une quelconque direction ou de sens ? Il doit bien y avoir dans son cerveau synthétique quelques enregistrements ou banques d’images contenant des pistes d’explication...
Suite directe et inversée du radical Deep Me, Deep It s’avère plus classique formellement, sans rien perdre de sa profondeur de réflexion. Le virtuel, le transhumanisme, la collapsologie et l’intelligence artificielle sont à la mode ; Marc-Antoine Mathieu y ajoute l’émergence dans un album costaud et passionnant. Au fil de sa course erratique, Adam tente de trouver une raison à sa situation. Programmé pour une tâche qu’il peine à déceler, il utilise les innombrables connexions de son cerveau-mémoire afin de sonder les possibilités que la connaissance humaine lui offre pour comprendre pourquoi lui et comment lui ? Évidemment, d’autres chercheurs et penseurs se sont déjà posés ces questions, sans parvenir à des conclusions scientifiquement satisfaisantes. Pourquoi lui y arriverait aujourd’hui, même avec tant de ressources à sa disposition ? Condamné par une routine imposée, il essaie et ressaie. Il y a tant de variables et d’hypothèses.
Plus riche picturalement que l’album précédent, la construction et la mise en page de Deep It exploite habilement les contraintes de son récit : confinement, unicité du point de vue et zooms vers l’infini, petit ou grand. À ce propos, l’amateur averti reconnaîtra facilement de nombreux points de rapprochement avec les autres œuvres de l’auteur d’Otto. Pour autant, Mathieu ne se plagie pas, au contraire même. Comme Adam et son œuf primaire, le dessinateur est obligé de tout imaginer depuis ce point de départ unique. Résultat, il puise dans son «catalogue» graphique afin de trouver des solutions et dépeindre ces questionnements fondamentaux. Heureusement, il réussit souvent et l’aspect visuel se montre efficace dans l’illustration de concepts abstraits, tout en étant esthétiquement puissant.
En résumé, plus philosophique qu’expérimental, Deep It est une lecture immersive de haut niveau. L’ouvrage s’adresse de ce fait à des lecteurs curieux, ouverts d’esprit et prêts à se remettre en question intellectuellement. Il s’agit également de la dernière itération d’une des œuvres les plus percutantes, originales et cohérentes du Neuvième Art actuel.
Deuxième partie du diptyque entamé avec l’incroyable « Deep Me », « Deep It » continue brillamment sur cette lancée. Cette fois, la couverture est totalement blanche, et comme l’opus précédent tout en noir, les mentions du titre, de l’auteur ou du résumé en quatrième de couverture se distinguent à peine. Un parti pris audacieux qui n’aura assurément pas joué en faveur de sa visibilité, ce qui peut expliquer le peu de retombées lors de sa publication (du moins c’est mon ressenti), et c’est tout à fait dommage, car le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ouvrage est audacieux (comme à peu près toutes les parutions de l’auteur) ! Ceux qui en principe ne se seront pas arrêtés à la loi des apparences — et d’autres peut-être qui auront été intrigués — sont vraisemblablement les inconditionnels de Marc-Antoine Mathieu.
C’est ainsi que l’on retrouve ici le narrateur du premier volume, « Adam », entité « post-humaine », sorte d’ « élu » vainqueur d’un jeu de réalité virtuelle après avoir survécu aux situations les plus critiques. Assemblage complexe édifié à l’aide de programmes d’intelligence artificielle, Adam a été conçu pour survivre à une apocalypse prévisible. Et désormais, si le Grand Deuil a bel et bien eu lieu, Adam se retrouve confronté à la solitude et à sa propre immortalité, n’ayant comme seul interlocuteur qu’un auxiliaire relationnel, « embarqué » tout comme lui dans cette capsule errant dans les abysses d’un monde où toute vie a disparu.
Le découpage narratif consiste en une succession de veilles numérotées, où notre entité immortelle, en attendant de distinguer la lueur hypothétique d’une vie émergente, ne dort « que d’un œil » entre chaque mise à jour et se livre à diverses réflexions métaphysiques de haut vol. A titre d’exemples : comment survivre à l’infinitude et quelles sont les raisons de son statut d’ « élu ultime » ; où se situe sa condition véritable (entre l’objet fabriqué et l’humain doté d’une conscience) ; et tout autant de questionnements sur ce qui fait notre humanité, sur le temps, la mort et la vie…
Une fois encore, Marc-Antoine Mathieu nous époustoufle en nous embarquant dans ses réflexions philosophiques auxquelles il ne fournit guère de réponse. Mais il alimente avec bonheur notre méditation dans ce qu’on pourrait qualifier de sublime et vertigineux voyage vers des espaces insondés où l’intelligence artificielle, qui est devenue une nouvelle réalité de notre époque, constitue le cœur du propos. Et l’humour n’est pas en reste, l’auteur disséminant ses saillies subtiles dont il s’est montré coutumier à travers sa production.
Réalisant une synthèse parfaite entre la philosophie, la science et la poésie, l’auteur nous propose une œuvre qui, si elle pourra en effaroucher certains par son contenu et son abstraction apparente, reste extrêmement humaine. A qui d’autre que nous-mêmes et notre âme s’adresse la voix off d’Adam, qui se fait en quelque sorte notre confident ? Le sort et la solitude éternelle à laquelle il est condamné, quand bien même il est le résultat d’un programme d’IA, ne peut manquer de nous émouvoir si tant est que l’on est doté d’empathie. Car en effet, Adam bénéficie bel et bien d’une conscience.
Comme dans la première partie, le défi pouvait consister à allier philosophie et graphisme dans un format (la bande dessinée) où le visuel représente une part incontournable. Et de ce point de vue, c’est totalement réussi. MAM nous offre un dessin tout à fait remarquable qui constitue la partie poétique du livre. Son utilisation du noir et blanc ne fait que confirmer, si besoin était, sa maîtrise totale. Un parti pris graphique dans lequel il excelle depuis ses débuts et qui n’a cessé de s’affiner au fil des années. Il suffit pour s’en convaincre d’admirer les cases où sur fond noir, l’artiste recourt au pointillisme pour faire apparaître formes et visages, nous plongeant en une sorte d’apesanteur spirituelle.
Au-delà d’une couverture minimaliste...
Deep it (« au fond ») est une réflexion bédéesque sur l’Intelligence Artificielle et la fin du monde, faisant « suite » à Deep Me. Plus profond que Carbone et Silicium (Bablet), avec un vocabulaire assez technique, le dessin va pourtant à l’essentiel, épuré. Mais, au fil des pages, Marc-Antoine Mathieu fait évoluer l’esthétisme de son œuvre, jouant sur des nuances de gris (non sans écho avec Larcenet), un graphisme pointilliste, mais aussi sur de longs zooms (vertige métaphysique) et une composition lénifiante. Jubilatoire !
Car, on connaît le talent de Marc-Antoine Mathieu pour l’illustration de concepts abstraits, de figures de style, comme en témoigne l’utilisation de ses BD en cours de français... C’est un explorateur de la BD, de ses formes narratives et plastiques (ce qui ne l’empêche pas de s’inspirer de ce qui existe déjà).
Je n’ai pas peur de dire que c’est un indispensable. Marc-Antoine Mathieu est l’un des rares à faire véritablement de la poésie et à donner aussi un sens philosophique à ses BD (sans faire une vulgaire biographie tirée d’une fiche Wikipédia par exemple). Son œuvre positive et sensible en a inspiré plus d’un...
...Quand est-ce qu’on lui accordera un grand prix à Angoulême ?