C
’est en 1975, à Avernes, dans le Val-d’Oise, que Joseph Kessel se posa enfin, face à son filleul et à un micro, pour raconter. Sa vie ? Le 20è siècle ? Les conflits, locaux ou mondiaux ? Tout cela tient dans les mêmes faits et la même sémantique. Pour cet homme polyvalent et insaisissable, raconter l’Histoire, c’est raconter son histoire. Être fils d’immigrés juifs russes, c’est être exposé à ce que ces temps troublés ont eu de plus infâmes et de plus bas pour l’humanité. Ses parents ont fui la Russie et ont rejoint Montpellier. La mère est issue d’une famille bourgeoise et veut étudier la médecine ; le père vient de la misère et a des problèmes de santé. Installation en Argentine, où Joseph verra le jour en 1898, ainsi que son frère, une année plus tard, avec lequel il aura une relation fusionnelle. La solitude et la pauvreté ramènent la famille à Orenbourg, puis à Nice et à Paris. La construction du futur écrivain se fait par le théâtre, des lectures (Les Trois mousquetaires, La Guerre et la paix), l’alcool et les tripots. Avec le premier conflit mondial, dans lequel il s’engage volontairement, il côtoie l’horreur et la mort, à la fois effrayé et fasciné par ce que les hommes sont tenus d’effectuer au cœur des opérations. « J’aimais la guerre. J’aimais ce goût du jeu de la vie et de la mort », dira-t-il. Le tourbillon de l’existence de Kessel s’emballe et ne s’arrêtera plus. Reporter de guerre et écrivain. Résistant et académicien. Les bas-fonds parisiens et berlinois. L’Irlande, Israël, et tant d’autres destinations ; les procès de Pétain et de Nuremberg, et tant d’autres rendez-vous historiques.
Les auteurs, Judith Cohen Solal (psychanalyste et autrice) et Jonathan Hayoun (essayiste et documentariste), après plusieurs ouvrages écrits à quatre mains réinterrogeant inlassablement l’antisémitisme, proposent leur première bande dessinée. Ils parviennent à condenser en un album un itinéraire hors norme, dont chaque année pourrait être l’objet d’un tome. Avec Kessel, il suffit de se pencher sur ses repères biographiques et son œuvre pour être submergé par la masse d’informations à disposition. Comment sélectionner ? Tout choix est discutable. Les auteurs ont fait le leur, trouvant un équilibre entre le journalisme, la littérature et les démons personnels, ouvrant des portes que le lecteur franchira s’il le veut. Comment ne pas être secoué de curiosité lorsque le baroudeur dit de la bataille de Dunkerque que c’était un « spectacle d’une beauté hallucinante » ? Comment l’imagination ne s’enflammerait-t-elle pas en lisant qu’ « on ne connait pas une ville si on ne pénètre pas ses nuits » ?
Néanmoins, la force et l’originalité de l’album tiennent essentiellement dans le dessin inventif et foisonnant de Nicolas Otéro (Amerikkka, Confessions d’un enragé). Un noir et blanc élégant et des lavis expressifs constituent la marque de son esthétique. Pleines pages, superpositions, simples silhouettes, images muettes se succèdent pour rendre la violence et la complexité d’un homme et d’une époque. Villes et visages transpercent des aquarelles ensanglantées, soufflant le chaud et le froid, chaleur de l’homme et dureté des situations, répétition des actes absurdes et volonté de résister à leur non-sens. Cet album essentiel est né d’une dizaine d’heures d’un enregistrement d’un entretien accordé à Jean-Marie Baron, inédit à ce jour. Qu’attendent les éditeurs et les ayants droits pour partager ce trésor ?
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