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oixante-dix ans se sont écoulés depuis que Zeynel a changé de nature. Devenu vampire, il est épargné des affres du temps, pas ses proches, malheureusement. Désormais seul, il continue son métier de négociant de tapis en souvenir des siens. La mode de l’Orientalisme récemment en vogue en Europe fait que ses affaires vont plutôt bien. De plus, invité par une connaissance, il s’installe en Angleterre. Cette arrivée est évidemment remarquée dans la bonne société : un vrai Turc dans ses rangs, comme c’est exotique ! Cependant, il n’est pas la seule goule à mettre les pieds sur les Îles britanniques. En effet, Mora Strigoi, celui-là même qui l’avait mordu et transformé à jamais, frappe à sa porte ! A-t-il évolué ? S’est-il assagi ? Et Zeynel ? Les sourates du Coran et sa longue expérience lui ont-ils apporté la paix ? Et si les réponses étaient-elles simplement cachées dans les nœuds de ses tapis adorés ?
Reimena Yee opère des changements de cadre géographique et temporel radicaux pour la conclusion du Marchand de tapis de Constantinople. Ce glissement vers l’Occident et les Lumières devait logiquement avoir une influence sur ses personnages. C’est le cas, mais peut-être pas de la manière anticipée. Toujours profondément ancrée dans les traditions musulmanes du Proche et de l’Extrême Orient, le scénario propose un cheminement psychologique extraordinaire de force et de délicatesse. En deux mots et très résumé, tel un soufi, Zeynel touche la grâce. Plus vraiment humain, il est détaché des contingences matérielles. Pour autant, le monde qui l’entoure et ses habitants, tout particulièrement, demeurent au centre de ses préoccupations. Bonté, compréhension et sens du sacrifice guident ses actions. Racontée telle quelle, la narration pourrait sembler rébarbative. Ce n’est absolument pas le cas, car le reste de la société n’est pas arrivée à un tel niveau de mysticisme. Un serial killer fait des ravages de la Roumanie au Royaume Uni et des chasseurs de brucolaques sont sur ses traces. Yee s’amuse également à égratigner les amateurs de curiosités et les ignorants donneurs de leçons. Le résultat est un ouvrage riche, doté de plusieurs niveaux de lecture tous plus passionnants les uns que les autres.
Poèmes et légendes anciens, découpage totalement ouvert, illustrations aux riches volutes, la dessinatrice prolonge le festival visuel entrevu dans le premier tome, avec un peu moins de magie néanmoins. Là où tout n’était que découverte et plaisir de partager une culture, ce deuxième volume se montre plus terre-à-terre, sombre et directif. Il y a une histoire à boucler, ne l’oublions pas. Passée cette observation, la générosité et l’enthousiasme sans borne d'une artiste encore en devenir prend irrémédiablement le dessus à chaque page.
Vrai-faux conte des Mille et Une Nuits ? Fable mystique ? Parabole coranique ? Leçon de sagesse universelle ? Récit sur la résilience et l’amitié ? Oui, et bien plus. Le marchand de tapis de Constantinople est une œuvre totale dotée d’une réalisation graphique impressionnante. Reimena Yee, un nom à retenir.
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