C
omme c’est souvent le cas dans le monde artistique, avant une hypothétique gloire, il y a les années de vache maigre. En contrepartie, la vie de bohème apporte un peu de réconfort à ceux et à celles qui ont cru à leur génie et osé se jeter à l’eau. Pour Georges Simenon, cette période a duré grosso modo de 1923 à 1930, entre sa montée à Paris et la parution de la première enquête du commissaire Maigret. Sept années d’un travail acharné à fournir des textes de commande pour des gazettes destinées au grand public. Mal payées et encore moins bien considérées, ces milliers de pages lui permettront néanmoins de se forger un style. C’est également le temps des rencontres et des amitiés qui resteront. Et quelles rencontres ! Grâce à sa femme Tigy, il fréquente l’avant-garde intellectuelle du moment. Ce sont les années folles et toutes les excentricités sont de mise ! Cependant, bien conscient de la futilité des paillettes, il préfère quitter la capitale et habiter sur un bateau, L’Ostrogoth, afin de pouvoir continuer son œuvre.
Après une relecture libre (De l’autre côté de la frontière), une adaptation fidèle (Le passager du Polarlys), les éditions Dargaud présentent un récit biographique avec Simenon, l’Ostrogoth. Albums à la réalisation de haut niveau et bénéficiant d’une édition soignée, ce qui est en train de devenir une collection «Simenon» varie les genres et les manières pour le plus grand plaisir des lecteurs.
Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet, avec l’appui de John Simenon, retracent le cheminement de leur héros à l’instant où celui-ci débute sa carrière. Simenon et Tigy ont passé un accord, il la soutient alors qu’elle tente de se faire un nom sur la scène picturale. Si ça ne marche pas, elle l’aidera ensuite dans sa quête pour devenir romancier. Dans les faits, même si ses peintures jouiront d'une certaine reconnaissance, la jeune femme s’occupe immédiatement de gérer les affaires de son «homme». De plus, comme l’argent commence à rentrer grâce à la capacité de production prodigieuse de l’écrivain, leur association tient bon et, malgré de nombreuses infidélités, le couple résistera jusqu’en 1950. D’ici-là, ils sont jeunes et profitent pleinement de ce que Paris a à offrir durant l’Entre-deux-guerres : soirées délirantes, spectacles affriolants (Joséphine Baker est de la partie) et discussions à n’en plus finir. L’enfer des tranchées est déjà oublié et la terreur à venir reste diffuse (même si, au fil de leur navigation, ils seront expulsés d’Allemagne, le régime les soupçonnant d’être des espions). Progressistes sans vraiment le savoir ou le revendiquer, ils forment une union exemplaire marquée par la liberté et la création.
Visuellement, Loustal prend à bras le corps cette tranche de vie et propose un festival graphique à l’esthétique contagieuse. Intelligemment, plutôt qu’un réalisme toujours un peu artificiel et encombré, le dessinateur préfère embrasser deux des styles en vogue à l’époque : l’art déco et l’expressionnisme. Se faisant, il fait baigner la narration dans son «jus» visuel historique. Le résultat est tout bonnement somptueux, doté d’une force d’évocation et de ressenti impressionnante. La mise en couleurs riche et feutrée renforcent encore plus les ambiances, aussi bien dans les boîtes parisiennes enfumées qu’au large.
Superbe, complet, précis et évitant heureusement de tomber dans le documentaire ou l’hagiographie, Simenon, l’Ostrogoth est une réussite à tous les points de vue. Assurément un ouvrage indispensable pour les amateurs du créateur de Maigret.
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