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Chumbo

31/08/2023 8289 visiteurs 7.2/10 (5 notes)

R aconter et rendre hommage à sa famille, parler du Brésil, un pays gigantesque et peu connu, décrypter l’évolution des relations humaines, tenter de comprendre les mécanismes sociaux sous-jacents à la violence et faisant accepter le pire, ce ne sont que quelques éléments qui ont inspiré Matthias Lehman dans la réalisation de Chumbo. Immense fresque s’étalant sur quasiment cent ans, l’ouvrage suit Severino et Ramires Wallace, deux frères antagonistes vaguement basés sur des parents de l’auteur. De leur enfance dans le Minas Gerais de l’entre-deux guerre jusqu’à leur décès au tournant du XXe siècle, ils accompagnent et participent à la modernisation de la société «auriverde». Issus d’un milieu aisé, ils vont tout connaître au cours de leur existence. Hauts et bas économiques, la déchéance et la prison sous la dictature, avant d’obtenir finalement un semblant de succès et de reconnaissance publique.

Machisme, communisme, fascisme et samba sous la moiteur des Tropiques.

L’album se lit comme un roman d’Émile Zola revisité par Robert Crumb, le tout mêlant expressionnisme et Art déco. Cela fait beaucoup à digérer, le scénariste s’est heureusement donné les moyens et l’espace nécessaire à ses ambitions. Il reconstitue minutieusement les différentes époques visitées et, mettant toujours les individus au centre de l’action, n’a cesse de préciser la psychologie des membres de sa distribution. En effet, autour de cette fratrie si dissemblable, toute la diversité de la population est également décrite : riches, pauvres, militants, victimes, etc. Personne n’est oublié. L’ensemble forme une impressionnante mosaïque de protagonistes tous plus intéressants les uns que les autres.

Ces études de caractères sont dépeintes dans leur «jus» (avertissement, certaines scènes s’avèrent crues et pourraient déranger) et un cadre extraordinaire. Doubles pages somptueuses grouillantes de détails, mise en page alimentant et renforçant le récit et un souci particulier pour l’architecture (comment ne serait-ce pas le cas quand la Brasilia d’Oscar Niemeyer est évoquée ?), le dessinateur entraîne le lecteur dans un univers exotique et désarçonnant. Autre point fort, la gestion temporelle se montre absolument exemplaire. Les années passent à chaque chapitre, certains sont plus longs et demandent de nombreux textes explicatifs et dialogues, d’autres sont juste muets, sans être aucunement moins pertinentes pour autant. Ellipses savantes, disparitions et réapparition de personnages jusque-là secondaires, reconstitutions de unes de journaux, le découpage fait feu de tout bois, tout en restant parfaitement cohérent et fluide.

Bande dessinée totale, dense, âpre et légère à la fois, Chumbo est une lecture au long cours qui nécessite un peu de temps devant soi et un minimum d’attention. L’effort est cependant largement récompensé par un palpitant voyage historico-géographique en terre sud-américaine. Impressionnant et indispensable pour tous les amoureux du Brésil.

Par A. Perroud
Moyenne des chroniqueurs
7.2

Informations sur l'album

Chumbo

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L'avis des visiteurs

    Zablo Le 24/01/2024 à 16:26:15

    Une œuvre fleuve...

    Matthias Lehmann, auteur complet sur cette BD, réalise quelque chose de rare : suivre une famille brésilienne sur le temps long, de 1937 aux années 2000. Autofictionnel, l'auteur a puisé dans ses propres souvenirs de famille pour faire ce livre.

    Le challenge est immense ! L'auteur a du accumuler une somme de travail colossale pour arriver à ce résultat. Mais quelle maîtrise de Matthias Lehmann, c'est bluffant, à en être jaloux !

    L'histoire est particulièrement dense, profonde. Matthias Lehmann restitue avec réalisme l'ambiance du Brésil contemporain, en en soulignant les enjeux (dictature, patriarcat, partage des richesses, insécurité, sexisme, ségrégation, corruption...), tout en développant les ramifications de son scénario avec brio. Il n'hésite pas à mettre en évidence certaines contradictions : comme celles de Severino Wallace, fils à papa qui passe par le communisme, avant de devenir un richissime auteur de romans...

    Le découpage des pages est tout aussi intelligent. Si les compositions de Lehmann sont variées, ses choix sont toujours justifiés. L'ensemble est très dynamique, avec des respirations de temps en temps (doubles ou pleines pages) et le livre ne m'est pas tombé des mains, ce qui est régulièrement le cas quand je me lance dans un roman graphique.

    Ses dessins, au stylo, sont également très plaisants. Un peu comme dans La vengeance de Croc-en-jambe (du même auteur), les protagonistes du livre ont l'allure de pieds-nickelés, littéralement. Longtemps auteur de fanzines, la composition graphique de Matthias Lehmann grouille de traits, de hachures et autres canevas. De cette manière, il souligne la couleur de peau, la crasse ambiante ou encore l'âge de ses personnages, qui vieillissent inexorablement.

    Ces graphismes, qui évoluent à chaque chapitre, influencent notre discernement. Tout est en noir et blanc. De cette façon, Lehmann voulait « éviter de faire du tropicalisme ». Ainsi, on peut parfois être attristé par une scène dramatique, souvent soulignée par une case plus grande, une mise en page spécifique. Inversement, les personnages, aux looks un peu caricaturaux, prêtent souvent à sourire. Car, finalement, la vie de ces personnages n'est pas totalement tracée, elle est aussi assez absurde, avec de nombreuses situations imprévues. Cela tempère pas mal nos émotions : on n'en vient jamais aux larmes, mais on ne rit pas non plus à gorge déployée...

    De ce fait, je n'ai rarement eu d'émotion forte en lisant ce livre, qui alterne entre le chaud et le froid. Mais, j'ai apprécié plonger dans une certaine ambiance, dans un ailleurs, un autre temps... et découvrir les vies de ces personnages, tout en relief.

    Une certaine perception des années de plomb brésiliennes (Chumbo)...

    à lire et à relire.

    Yovo Le 20/01/2024 à 13:42:08

    Matthias Lehmann, auteur franco brésilien, réussit avec « Chumbo » un roman graphique fleuve couvrant 70 ans de la vie politique et sociale du Brésil. Un projet très ambitieux sous forme d’autofiction. Au travers d’une famille fictive – inspirée de la sienne – il met en scène tout un pan d’histoire, de l’ascension du père, riche industriel dans les années 30, jusqu’à la postérité de ses enfants à l’aube des années 2000.

    Les trajectoires des différents protagonistes suivront les fluctuations tumultueuses de la société, soumises aux luttes de pouvoirs qui scinderont la population entre partisans de l’ordre, prônant une dictature militaire, et les tenants d’un virage communiste, prêts à s’engager dans la lutte armée. Les différents régimes qui se succéderont au cours de ces 7 décennies agiront à chaque fois dans leur propre intérêt aux dépends des classes populaires et se compromettront tous plus ou moins dans la corruption, la censure, ou pire, la torture.

    Avec ce résumé on pourrait imaginer un tableau sombre et peu attractif. Mais ce serait oublier le talent de Matthias Lehmann pour conter les à-côtés, les mille petites facéties de l’existence. Son goût pour la gaudriole, son esprit cinglant, son regard à la fois tendre et distant, sa liberté de ton, sont autant de prises auxquelles le lecteur s’accroche. Le portrait qu’il nous brosse de son pays est écrit avec une passion communicative. Il parvient continuellement à transmettre au lecteur son amour pour sa culture.

    La lecture est dense, voire exigeante. Quelques longueurs ralentissent parfois le rythme et les multiples personnages, particulièrement leurs noms, sont difficiles à retenir pour les non lusophones. Cependant l’ensemble reste toujours intéressant, grâce à un dessin plutôt simple et économe, mais capable de véhiculer de nombreuses émotions.

    Une œuvre forte et chaleureuse que tout amateur de roman graphique appréciera à sa juste valeur.