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Creuser Voguer

08/05/2023 3905 visiteurs 9.0/10 (1 note)

P arfois, la genèse d'un livre se révèle particulièrement éclairante sur les intentions de l'autrice.

Delphine Panique avait été approchée pour travailler sur une bande dessinée documentaire à propos des migrants mineurs non-accompagnés. Dans ce cadre, elle accompagne une journaliste et assiste à de nombreux entretiens, se gorgeant jusqu'à la nausée de récits terrifiants de traversées sur de frêles esquifs et de naufrages. Rapidement, elle se rend à l'évidence. Comment traduire cette réalité dans ses planches ? Avec la meilleure volonté du monde, et même si elle se sent profondément touchée, jamais elle ne pourra le retranscrire honnêtement ce qu'ont traversé ces hommes et ces femmes. Se contentera de dessiner un zodiac surchargé surmonté de chiffres glaçants pour informer ? Est-ce la seule valeur ajoutée qu'elle peut apporter en tant qu'artiste ?

Désemparée et gênée par le résultat, pourtant salué par celles et ceux qui l'accompagnaient sur ce projet, elle se lance directement dans un exercice qui se révèle cathartique. Elle réalise un récit décrivant un métier imaginaire, moquant les codes de la "bande dessinée du réel", mais traitée dans un style poétique, minimaliste et allusif. Emportée par l'exercice, elle s'intéresse à d'autres personnes et situations qui, derrière l'apparence inoffensive d'histoires doucement absurdes, offrent une description en creux de la misère sociale actuelle. Ses sujets sont toujours des femmes, précaires parmi les précaires. Qu'elles soient exilées, avec ou sans papiers, mère, épouse ou seules, elles sont en bas de la pyramide de l'exploitation, comme autant de victimes soumises à violence économique de notre époque. Elles s'acquittent des plus basses besognes, comme la pêche au barbe sur le Lac Gelé, l'élevage des pijaumes miel ou l'extraction du ploiron dans les mines du Pays Ploire. La métaphore est particulièrement transparente dans le chapitre consacré aux "bibinettes", qui met en scène le clivage brutal entre les livreurs à domicile et les clients. L'uberisation y est poussée à son paroxysme.

La satire est cruelle. Pourtant, elle sonne juste, un peu à la manière des agents d'entretien de Ouistreham évoqués par Florence Aubenas. Des mondes distincts se côtoient mais sans se mélanger, l'un exploitant l'autre. Si la majorité des segments s'articulent autour d'une figure anonyme, racontant avec simplicité et une forme de fierté son rôle, Midinette première change de registre, se concentrant sur l'interview d'une femme qui semble avoir traversé des décennies de lutte. La réalité y fait progressivement son entrée, des conflits récents comme Moulinex ou Hyatt s'y trouvent formellement cités, tout en dénonçant la réappropriation des grandes victoires par les hommes. Elle rappelle aussi qu'à l'origine, les midinettes furent des ouvrières des maisons de couture qui se trouvaient à l'avant-garde des conflits sociaux, bien avant qu'elles ne soient associées à une forme de légèreté et de frivolité.

Creuser Voguer invite à voyager depuis les fonds de cale et à lever les yeux pour adopter une autre perspective : celle des invisibles et des sans-grades. Il est ainsi possible d'appréhender un autre point de vue, celui d'une strate sociale qui est occultée par la nôtre. En cela, cette bande dessinée est beaucoup plus édifiante et instructive que nombre de livres documentaires qui se limitent à une représentation littérale mais paradoxalement moins percutante. Il faut être aveugle pour ne pas être secoué par la pertinence du propos et la violence exposée. Delphine Panique en appelle à l'intelligence et la sensibilité du lecteur. C'est rare et pourtant vital.

Par T. Cauvin
Moyenne des chroniqueurs
9.0

Informations sur l'album

Creuser Voguer

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