Le marchand de Tapis de Constantinople 1. Tome I

I l était une fois à Uşak (Anatolie), une famille de tisserands qui réalisait les plus beaux tapis du pays. Dur labeur répétitif effectué par les femmes, cette tâche n’intéresse pas trop Ayşe qui est davantage attirée par le commerce. Son rêve ? Aller à Istanbul, y ouvrir une échoppe et vendre la production familiale. Mais voilà, en tant que fille, elle doit obéir à son père qui a d’autres plans pour elle. Celui-ci la verrait bien mariée avec Zeynel, le fils aîné des Cordobas, des érudits de grand renom. D’ailleurs, il a organisé un dîner de présentation officiel dans les règles. Un futur imam qui connaît l’intégralité du Coran par cœur ! Pas encore complètement, néanmoins il travaille fort afin de ne pas entacher la réputation de son nom et mériter ainsi la confiance des siens. Ces deux caractères opposés et contrariés vont se rencontrer et apprendre à se connaître, pour le meilleur et pour le pire.

Après le contemporain Seance tea party, Reimena Yee change de registre et plonge le lecteur dans l’Asie mineure des XVII et XVIIIe siècles. Véritable saga mêlant vie de tous les jours, amour, poids des coutumes et fantastique, Le marchand de tapis de Constantinople raconte les destinées de deux âmes pures perdues dans un océan de traditions, de contradictions et d’attentes sociales inaccessibles. Face aux préceptes de l’Islam et de la force du clan, l’individu - femme ou homme - n’a guère de place pour s’épanouir ou simplement exister. Ayşe et Zeynel vont pourtant prouver que, tout en respectant un cadre politique strict, il est possible de mener la vie qu’ils ont choisie, enfin, globalement.

Psychologies ultra-détaillées, expliquées et décortiquées jusqu’à l’excès par moments, une petite tendance au mélo et une utilisation formidable de l’esthétique musulmane, l’approche totale de l’autrice fait immédiatement penser au célèbre Habibi. Moins flamboyante que Craig Thompson, Yee use d’un style cartoonesque très moderne et peut-être plus facile d’accès. Le découpage s’avère tout bonnement extraordinaire. Outre une maîtrise impeccable des ellipses temporelles, la dessinatrice a intégré d’innombrables variations narratives et visuelles : illustrations façon miniatures ottomanes, planches explosées où les motifs des tapis s’éparpillent aux quatre vents, ombres chinoises, etc. L’ensemble forme une mosaïque kaléidoscopique quasiment organique. Heureusement, la lisibilité ne souffre pas et l’œil suit aisément le déroulement de ce conte digne de ceux des Mille et une nuits. Quant à l’apparition du fantastique (sans trop en dévoiler), elle se fait brutalement, avant de s’intégrer presque naturellement au fil des évènements. Cet aspect du scénario sera évidemment plus développé dans un second tome conclusif à venir.

Impressionnant, malgré quelques tics et répétitions, Le marchand de tapis de Constantinople est une lecture passionnante présentant des aspects de l’Islam rarement mis de l’avant en Occident. Plus important, il s’agit d’un récit profondément humain et d’une histoire d’amour implacable et particulièrement touchante.