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lors qu’il est imprimeur depuis vingt-cinq ans, Jean Dupuis a de l’ambition et voit plus grand. Pourquoi pas éditeur ? Il franchit le pas en 1922 en publiant le premier numéro des Bonnes soirées, un magazine féminin. C’est un succès. Rebelote en 1924 avec Le Moustique, un hebdomadaire pour toute la famille présentant notamment les programmes de la TSF. Là aussi, il fait carton plein. Quelques années plus tard, en 1938, il complète son offre avec Spirou, une revue illustrée pour les enfants. Les albums suivront rapidement faisant des Éditions Dupuis un des joueurs-clefs de la bédé pour les décennies à venir. Accompagnant et complétant une grande exposition rétrospective se tenant à Charleroi, La fabrique de héros revient sur ce siècle d’encre et de papier.
Fresque chronologique, l’ouvrage signé José-Louis Bocquet et Serge Honorez énumère, année après année, les étapes marquantes de l’épopée Dupuis. Côté cour, les patrons, les petites mains et les rédacteurs voient leurs rôles respectifs minutieusement décrits. Sur le plan du business, tant les bons coups (les AdS, les mini-albums, les opérations improbables concoctées par un Delporte ou un Tinlot) que les mauvais (l’expansion ratée aux USA, les tentatives multiples vers l’audiovisuel) ne sont pas oubliés. Côté jardin, les artistes et les héros se taillent logiquement la part du lion. Impossible de tous le citer, mais de Rob-Vel et Jijé à Bravo et Midam, ils sont tous là. Preuve en est la superbe couverture signée Renaud Collin.
Mises en contexte indispensables (la guerre, les choix stratégiques, la vente du groupe dans les années quatre-vingt, etc.), anecdotes très drôles ou chargée en émotion quand des grands créateurs disparus prématurément sont évoqués (Tillieux, Geerts, Tome...), la lecture s’avère passionnante et réellement prenante. En effet, tout en respectant scrupuleusement l’écoulement du temps, les deux auteurs ne se privent pas de relier et de mettre en perspective les époques et les tendances au fil des chapitres. Ils mettent ainsi à jour l’ADN de l’entreprise : humour, aventures, mystère et histoire, auxquels il est nécessaire d'ajouter la bonne humeur.
En plus de présenter un panorama exhaustif d’un pan de la BD franco-belge, La fabrique de héros raconte également une partie de l’Histoire entrepreneuriale du XXe siècle. Un artisan devient entrepreneur, puis un industriel. Il investit sans cesse dans les dernières technologies, doit batailler avec ses concurrents, propose des formules gagnantes et, parfois, se rate. Comme la bande dessinée qu’il produit, il accompagne la société dans son développement socio-culturel, ce qui ne va pas sans heurt et quelques «froissages» d’ego au passage des modes et des générations.
Porte d’entrée idéale afin de mieux connaître l’évolution du Neuvième art, La fabrique de héros est une mine d’informations à l’iconographie riche et variée, voire surprenante ou stupéfiante. Ainsi, un extrait de l’agenda de Paul Dupuis daté du 16 octobre 1945 annonce un rendez-vous avec Hergé, au moment où, au sortir de la guerre, ce dernier cherchait un nouveau support pour Tintin. L’affaire ne s’est évidemment pas faite, mais si...
Cet album est vraiment très intéressant, et mérite mieux que la note de 3 que j'ai attribuée : 4, voire 4,5.
Il est cependant fort dommage que pour narrer les 100 ans du plus important éditeur de la BD franco-belge, cet ouvrage ait manqué de relecture : mot manquant, mot répété, année ou chiffre manquant, et même erreur dans un nom, j'en suis à la moitié, et je compte largement plus d'une dizaine de belles et vraies coquilles.
Franchement, l'ouvrage méritait mieux, en tous les cas, une relecture sérieuse !