N
ew York, 1926. Le sculpteur Constantin Brancusi entreprend de conquérir les États-Unis alors qu’une partie de son travail sera exposée à la Brummer Gallery. La cargaison se bute toutefois à l’incompréhension des douaniers. Ne voyant dans ces objets que de banals produits, les béotiens imposent une surtaxe, alors que les réalisations artistiques sont censées être exonérées de tels frais. L’ancien collaborateur d’Auguste Rodin ne l’entend pas ainsi et soumet le litige à la cour. Il retourne en France, mais Marcel Duchamp assistera à l’ensemble des audiences.
L’anecdote se montre fascinante. En toute candeur, les fonctionnaires posent la question : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Le sujet n’est pas anodin, d’autant plus que, dans leurs ateliers, les plasticiens européens tâchent justement de se réinventer. En filigrane, se lit un conflit larvé entre la modernité d’un vieux monde et le conservatisme du nouveau.
Ce nouvel acte de la querelle entre les modernes et les anciens est surréaliste. Le magistrat, sérieux, écoute les procureurs américains plaider avec conviction qu’un bronze nommé L’oiseau doit impérativement ressembler à un volatile, alors que celui de l’artiste présente davantage une évocation du mouvement et de la liberté. Ils s’attaquent ensuite aux modes de production qui pourraient s’apparenter à ceux de l’artisanat, voire à des procédés manufacturiers. La mauvaise foi est telle que le lecteur se convainc qu’il y a là une forme de protectionnisme culturel.
Le scénario a du reste l’allure d’un drame judiciaire : rebondissement, avocats hargneux, remise en cause de l’expertise des témoins, sans oublier les spectateurs attentifs, tantôt confiants, tantôt craintifs quant à l’issue du pugilat. Le livre comptant près de cent trente pages, le scénariste dispose de tout l’espace dont il a besoin pour déployer son récit et laisser parler ses images.
Les illustrations sans traits de contour (un peu comme celles d’Alexandre Clérisse) se révèlent très réussies. Le bédéphile y découvre des aplats de couleurs, généralement crues, favorisant d’agréables jeux d’ombres et de lumières. Les planches dépeignant l’architecture de la Grosse Pomme ou encore la salle des machines d’un paquebot apparaissent particulièrement spectaculaires. L’auteur semble, à l’instar de Constantin Brancusi, être sensible au beau, même quand sa source est industrielle.
Néophyte, Arnaud Nebbache, démontre toute sa maîtrise du neuvième Art, qu’il met à profit pour réfléchir sur le deuxième.
Ignare que je suis, je ne connaissais pas Brancusi. Il a fallu que je le découvre avec cette BD. Pour rappel, il s'agit d'un sculpteur roumain naturalisé français qui a été l'un des plus influent au début du XXème siècle. Il a notamment poussé l'abstraction sculpturale jusqu'à un stade jamais atteint dans la tradition moderniste. Bref, un Picasso dans la sculpture.
Il a notamment travaillé durant sa jeunesse dans l'atelier d'Auguste Rodin (que je connais un peu mieux). Il le quitte assez rapidement jugeant qu'il ne pousse tien à côté des grands arbres. C'est bien dit car parfois, il faut s'envoler de ses propres ailes et non rester dans l'ombre d'un maître.
Un épisode marquant de sa vie a été une affaire judiciaire l'opposant aux Etats-Unis. En effet, les américains ne comprenant rien à l'art ont saisi une œuvre en métal à la douane en pensant que c'était du matériel industriel soumis à de fortes taxations.
L’œuvre en question est intitulée « oiseau dans l'espace » mais cela ressemble à une hélice de bateau. Oui, c'est du surréalisme et de l'abstraction ! Il faut imaginer que c'est un oiseau en train de s'envoler.
Ce procès est intéressant car il pose les questions suivantes : qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? Quels sont les critères pour juger ? Et surtout qui est juge en la matière ? Alors, objet manufacturé dont on ignore l'utilité ou œuvre d'art à exposer dans les plus grands musées du monde ?
On aura droit à une succession de visions antagonistes d'expert en art moderne, collectionneurs et marchands qui rendent la situation assez cocasse et d'une stupidité absolue à mon humble avis. De nos jours, cela ne pourrait plus se reproduire. Il faut préciser que cela se situe en 1927 à une époque où l'ouverture d'esprit sur les choses d'art n'était sans doute pas aussi élaborée.
Ce procès s'est quand même terminé favorablement pour l'artiste. On assiste à la reconnaissance d'une nouvelle conception de l'art et son intégration dans le domaine juridique. Le droit se heurte à la définition de l'art et à son évolution. En l'occurrence, on voit bien que les frontières de l'art sont élargies pour intégrer une nouvelle conception de l'art qui cherche à représenter des idées abstraites plutôt qu'imiter la nature. Il est question de liberté dans la création. Il ne faut pas punir l'audace !
J'ai apprécié cette lecture non pas par ma connaissance de l'art mais en ma qualité de juriste. Cela apporte toujours quelque chose.